Spinoza

Traité de l'amendement de l'intellect








Traduction de Bernard Pautrat, 
révisée par lui pour la présente édition.
Éditions Allia,1999, 2016.
Pléiade, 2022. 

AVERTISSEMENT AU LECTEUR

Le Traité de l'amendement de l'intellect, etc., que nous te donnons ici inachevé, bienveillant lecteur, fut rédigé par son auteur il y a bien des années. Il eut toujours dans l'esprit de l'achever, mais, entravé par d'autres affaires, et, pour finir, arraché par la mort, il ne put le mener à la fin souhaitée. Comme il contient cependant quantité de choses remarquables et utiles, dont nous ne doutons absolument pas qu'elles ne seront pas de peu de prix pour qui cherche sincèrement la vérité, nous n'avons pas voulu t'en priver; et comme il sy présente aussi, çà et là, quantité d'autres choses obscures, brutes et non encore polies, afin que tu les accueilles avec indulgence et pour que tu n'en ignores, nous avons voulu que tu en sois, toi aussi, averti. Porte-toi bien.

  
[1] Après que l'expérience m'eut enseigné que tout ce qui se présente fréquemment dans la vie ordinaire est vain et futile, voyant que tout ce qui me faisait peur et tout ce pour quoi j'avais peur n'avait en soi rien de bon ni de mauvais, sinon en tant que l'âme en était agitée, je résolus enfin de rechercher s'il y aurait quelque chose qui fût un vrai bien, et qui pût se partager/1, et qui, une fois rejeté tout le reste, affectât l'âme tout seul ; bien plus, s'il y aurait quelque chose qui fût tel que, une fois cela découvert et acquis, je jouisse d'une joie continuelle et suprême pour l'éternité. [2] Je dis je résolus enfin : car à première vue il semblait inconsidéré de vouloir laisser échapper une chose certaine pour une alors incertaine ; je voyais, bien sûr, les avantages que procurent honneurs et richesses, et que j'étais contraint de m'abstenir de les rechercher si je voulais m'appliquer sérieusement à une autre chose nouvelle ; et si d'aventure la suprême félicité résidait en eux, je percevais que j'en serais forcément privé ; mais si elle ne résidait pas en eux, et si je m'appliquais seulement à eux, alors aussi je serais privé de la suprême félicité. [3] Je retournais donc la question de savoir si d'aventure il ne serait pas possible de parvenir à un nouveau genre de vie, ou du moins à une certitude à son sujet, sans pour autant changer l'ordre et le genre ordinaire de ma vie, chose que je tentai souvent en vain. Car ce qui se présente la plupart du temps dans la vie,et qui,à en inférer de leurs oeuvres, est estimé parmi les hommes comme le bien suprême, se ramène aux trois
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choses que voici : les richesses, l'honneur et la lubricité/2. Ces trois choses tiraillent tellement l'esprit qu'il a le plus grand mal à penser à quelque autre bien. [4] Car, en ce qui concerne la lubricité, l'âme se voit par elle suspendue tout comme si elle reposait en quelque bien, qui l'empêche au plus haut point de penser à un autre ; seulement, une fois joui de ce bien, s'ensuit une suprême tristesse, qui, si elle ne suspend pas l'esprit, le trouble pourtant et l'émousse. La poursuite de l'honneur et des richesses, elle aussi, ne tiraille pas peu l'esprit, surtout quand on ne recherche celles-ci que pour elles-mêmes, parce qu'alors on les suppose être le bien suprême* ;[5] mais l'honneur tiraille encore bien plus l'esprit : on le suppose en effet toujours bon par soi, et comme la fin dernière vers quoi tout est dirigé. Ensuite, il n'y a pas en eux le repentir, comme dans la lubricité ; au contraire, plus on possede de l'un et des autres, et plus la joie est augmentée, et par conséquent nous sommes toujours plus incités à augmenter l'un et les autres, et si en quelque cas notre espérance se voit déçue, naît alors une suprême tristesse. Enfin, l'honneur est d'un grand empêchement en ce que, pour y parvenir, il faut nécessairement diriger sa vie en se mettant à la portée des hommes, je veux dire, fuir ce que communément les hommes fuient, et rechercher ce que communément ils recherchent.
[6] Et donc, comme je voyais que toutes ces choses-là faisaient tellement obstacle à ce que je m'appliquasse à quelque nouveau genre de vie, bien plus, y étaient tellement opposées, qu'il fallait nécessairement se priver de l'un ou de l'autregenre, je me voyais contraint de rechercher lequel me serait plus utile ; car, comme je l'ai dit, il semblait que je voulusse laisser échapper un bien certain au profit d'un incertain. Mais après que j'eus couvé cette chose quelque temps, je découvris, d'abord, que si, renonçant à ces choses, je m'attelais à un nouveau genre de vie, je renoncerais à un bien incertain de par sa nature, comme nous pouvons clairement l'inférer de ce qui précède, au profit d'un incertain, mais celui-ci non point de par sa nature, certes (je cherchais en effet un bien assuré), mais seulement

* Tout cela aurait pu être expliqué plus amplement et plus distinctement, en distinguant les richesses qui sont recherchées soit pour elles-mêmes, soit pour l'honneur, soit pour la lubricité, soit pour la santé et l'accroissement des sciences et des arts ; mais on garde cela pour son lieu, car ici il n'y a pas lieu d'enquêter sur ces choses avec tant de soin.
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quant à son obtention.	Et par une méditation assidue j'en vins à voir qu'alors, pourvu que je pusse être profondément résolu, je renoncerais à des maux certains au profit d'un bien certain. Je me voyais en effet exposé au péril suprême, et contraint de chercher de toutes mes forces un remède, fût-il incertain, tout comme un malade souffrant d'une maladie mortelle, qui, lorsqu'il prévoit une mort certaine si l'on n'y applique un remède, est contraint de le rechercher de toutes ses forces, fût-il incertain, vu que toute son espérance réside en lui ; tandis que toutes ces choses que poursuit le commun des hommes non seulement ne nous sont d'aucun remède pour conserver notre être, mais y font même obstacle, et sont souvent la cause du trépas de ceux qui les possèdent, et toujours la cause du trépas de ceux qui en sont possédés*. [8] Très nombreux en effet sont les exemples de ceux qui souffrirent persécution jusqu'à la mort à cause de leurs richesses, ainsi que de ceux qui, pour s'enrichir, s'exposèrent à tant de périls qu'ils finirent par payer de leur vie leur sottise. Et il n'y a pas moins d'exemples de ceux qui, pour obtenir ou défendre l'honneur, ont extrêmement souffert. Innombrables enfin sont les exemples de ceux qui hâtèrent leur mort par une excessive lubricité. [9] Il semblait bien, en outre, que, si ces choses étaient des maux, cela venait de ce que la félicité ou l'infélicité ne dépend tout entière que d'une chose, à savoir de la qualité de l'objet auquel nous adhérons d'amour. Car jamais une chose qui n'est pas aimée ne donnera naissance à querelle, jamais il n'y aura de tristesse si elle périt, d'envie si un autre la possède, de peur, de haine, en un mot, nulle agitation de l'âme ; toutes choses qui se produisent assurément dans l'amour pour les choses qui peuvent périr, comme sont toutes celles dont nous venons de parler. [10] Mais l'amour envers une chose éternelle et infinie repaît l'âme de la seule joie, et cette joie est exempte de toute tristesse/3 ; ce qui est tout à fait à désirer, et à rechercher de toutes ses forces. Mais ce n'est pas sans raison que j'ai usé des mots :pourvu que je pusse être sérieusement résolu/4. Car j'avais beau percevoir en esprit tout cela avec une telle clarté, je n'en étais pas pour autant capable de renoncer à toute avarice, lubricité et gloire.
[11] Je ne voyais qu'une chose, qui est qu'aussi longtemps

* Cela est à démontrer avec plus de soin.
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que l'esprit retournait ces pensées, aussi longtemps il se trouvait détourné de ces choses-là et pensait sérieusement au nouveau genre de vie, ce qui me fut d'un grand soulagement. Car je voyais que ces maux ne sont pas d'une condition telle qu'ils se refusent à céder aux remèdes. Et quoique ces intervalles, au début, fussent rares et ne durassent que très peu de temps, une fois pourtant que le vrai bien se fut fait de plus en plus connaître de moi, ces intervalles furent plus fréquents et plus longs, surtout lorsque j'eus vu que l'acquisition de l'argent ou la lubricité et la gloire nuisent aussi longtemps qu'on les recherche pour elles-mêmes et non comme des moyens pour d'autres choses, tandis que si on les recherche comme des moyens, alors elles auront une borne, et nuiront très peu ; au contraire, elles contribueront beaucoup à la fin pour laquelle elles sont recherchées, comme nous le montrerons en son lieu.
[12]Je ne dirai ici que brièvement ce que j'entends par vrai bien, et en même temps ce qu'est le bien suprême. Pour comprendre cela droitement, il faut noter que bien et mal ne se disent que relativement, si bien qu'une seule et même chose peut être dite bonne et mauvaise sous des rapports différents, de la même manière que parfait et imparfait. En effet, au vu de sa nature, rien ne sera dit parfait ou imparfait, surtout quand nous saurons que tout ce qui se fait se fait selon un ordre éternel et selon les lois précises de la Nature. [13] Mais comme la faiblesse humaine n'atteint pas à cet ordre par sa pensée, et que, en attendant, l'homme conçoit certaine nature humaine beaucoup plus ferme que la sienne, et qu'en même temps il ne voit pas d'obstacle à ce qu'il acquière une telle nature, il est incité à chercher des moyens qui le conduisent à une telle perfection. Et tout ce qui peut être moyen d'y parvenir est appelé vrai bien ; et le bien suprême est qu'il parvienne à jouir d'une telle nature, avec d'autres individus si faire se peut. Quant à savoir quelle est cette nature, nous le montrerons en son lieu : c'est, bien sûr, la connaissance de l'union qu'a l'esprit avec la Nature tout entière*. [14] Telle est donc la fin à laquelle je tends : acquérir une telle nature, et m'efforcer que beaucoup l'acquièrent avec moi ; c'est-à-dire, il fait aussi partie de ma félicité de m'appliquer à ce que beaucoup d'autres comprennent la même chose que

* Tout cela est expliqué plus amplement en son lieu.
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moi, pour que leur intellect et leur désir conviennent tout à fait avec mon intellect et mon désir ; et, pour ce faire, il est nécessaire* de comprendre de la Nature juste autant qu'il suffit pour acquérir une telle nature ; ensuite, de former la société telle qu'elle est à désirer pour que le plus possible d'hommes y parviennent le plus aisément et le plus sûrement possible. [15] En outre, il faut s'appliquer à la philosophie morale, ainsi qu'à la doctrine de l'éducation des enfants ; et parce que la santé est un moyen non négligeable de parvenir à cette fin, il faut parachever la médecine ; et parce que le savoir-faire rend faciles bien des choses qui sont difficiles, et nous permet de gagner dans la vie beaucoup de temps et de commodité, la mécanique n'est aucunement à mépriser. [16] Mais ce qu'il faut faire avant tout, c'est excogiter/5 une manière de soigner l'intellect, et, pour autant qu'on le peut, au début, de le corriger, pour qu'il comprenne heureusement les choses sans erreur et au mieux. D'où chacun pourra déjà voir que je veux diriger toutes les sciences vers une seule fin** et un seul but, à savoir parvenir à la suprême perfection humaine que nous avons dite ; et ainsi, tout ce qui, dans les sciences, ne nous fait en rien avancer vers notre fin sera à rejeter comme inutile; c'est-à-dire, en un mot, que toutes nos opérations, en même temps que toutes nos pensées, doivent être dirigées vers cette fin. [17] Mais comme, durant le temps où nous nous soucions de l'atteindre et nous appliquons à faire rentrer l'intellect dans le droit chemin, il faut vivre, nous sommes, de ce fait, contraints, avant toute chose, de supposer comme bonnes certaines règles de vie, que voici.

I. Rester à la portée du commun des hommes, tant en parlant qu'en opérant tout ce qui ne fait pas obstacle à ce que nous atteignions notre but. Car le profit que nous pouvons tirer d'eux n'est pas mince, pourvu que nous acceptions de nous mettre à leur portée, autant que faire se peut ; ajoutez à cela que, de cette manière, amies seront les oreilles qu'ils prêteront à l'écoute de la vérité.
II. Des delices, jouir autant qu'il suffit pour préserver la santé.
III. De l'argent, enfin, ou de toute autre chose, rechercher

* Noter qu'ici je me soucie seulement d'énumérer les sciences nécessaires à notre but, sans prêter attention à leur enchaînement.
** Les sciences ont une fin unique, vers laquelle elles doivent toutes être dirigées.
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autant qu'il suffit pour entretenir la vie et la santé, et pour imiter les moeurs de la cité qui ne sont pas opposées à notre but.

[18] Cela étant ainsi posé, je vais m'atteler à la première chose à faire, avant toute autre, à savoir amender l'intellect, et le rendre apte à comprendre les choses de la manière requise pour que nous atteignions notre fin. Pour ce faire, l'ordre que nous possédons naturellement exige que je ressaisisse ici toutes les manières de percevoir que j'ai eues jusqu'à présent pour affirmer ou nier quelque chose sans en douter, afin de choisir la meilleure de toutes, et de commencer, en même temps, à connaître mes forces et ma nature, laquelle je désire parfaire.
[19] Si je prête attention avec soin, elles peuvent toutes se réduire principalement à quatre.

I. Il y a la perception que nous tenons du ouï-dire, ou de quelque signe qu'on appelle arbitraire.
II. Il y a la perception que nous tenons de l'expérience vague, c'est-à-dire de l'expérience qui n'est pas déterminée par l'intellect ; mais si on la dit telle, c'est seulement parce qu'elle s'est présentée ainsi par hasard, et que nous n'avons aucun autre cas d'expérience qui s'oppose au premier, et par suite il demeure en nous pour ainsi dire inébranlé6.
III. Il y a la perception où l'essence d'une chose est conclue à partir d'une autre chose, mais non adéquatement ; ce qui a lieu, ou bien lorsque de quelque effet nous inférons une cause, ou bien lorsqu'on conclut à partir d'un universel qu'accompagne toujours une certaine propriété*.
IV. Enfin il y a la perception où une chose est perçue par l'entremise de sa seule essence, ou bien par l'entremise de la connaissance de sa cause prochaine.

[20] J'illustrerai tout cela par des exemples. C'est seulement par ouï-dire que je sais que je suis né tel jour, que j'ai eu tels parents, et autres choses semblables, dont je n'ai jamais douté. C'est par expérience vague que je sais que je

* Quand cela a lieu, nous ne comprenons rien de la cause, hormis' ce que nous considérons dans l'effet ; ce qui se voit assez de ce qu'alors la cause n'est expliquée qu'en les termes les plus généraux, comme ceux-ci : Donc il y a quelque chose, donc il y a quelque puissance, etc. Ou bien encore, de ce qu'ils expriment la cause négativement : Donc ce n'ai pas ceci, ou cela, etc. Dans le second cas, à cause de l'effet, on attribue à la cause quelque chose qui est conçu clairement, comme nous le montrerons dans un exemple, mais tien que des propres, et non l'essence particulière de la chose.
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mourrai : en effet, si je l'affirme, c'est parce que j'en ai vu mourir d'autres semblables à moi, quoiqu'ils n'aient pas tous vécu le même laps de temps et ne soient pas tous morts de la même maladie. Ensuite, c'est également par expérience vague que je sais que l'huile est un aliment apte à nourrir la flamme, et que l'eau est apte à l'éteindre ; que je sais, également, que le chien est un animal aboyant, et l'homme un animal rationnel, et c'est de cette façon que je sais presque tout ce qui concerne l'usage de la vie. [ir] Et voici de quelle manière nous concluons à partir d'une autre chose : dès lors que nous percevons clairement que nous sentons tel corps, et nul autre, de là, dis-je, nous concluons clairement que l'âme est unie au corps*, laquelle union est cause d'une telle sensation ; mais quelle est cette sensation, et cette union, nous ne pouvons par là le comprendre absolument**. Ou bien, dès lors que nous connaissons la nature de la vision, et, en même temps, qu'elle a une propriété telle que nous voyons une seule et même chose plus petite à grande diStance que si nous la regardons de près, nous en concluons que le soleil est plus grand qu'il n'apparaît, et autres choses semblables. [22] Et enfin, une chose est perçue par l'entremise de la seule essence de la chose lorsque, de ce que je connais quelque chose, je sais ce que c'est que connaître quelque chose, ou lorsque, de ce que je connais l'essence de l'âme, je sais qu'elle est unie au corps. C'est de cette même connaissance que nous connaissons que deux et trois font cinq, et que, étant donné deux lignes parallèles à une troisième, elles sont également parallèles entre elles, etc. Pourtant, les choses que j'ai pu jusqu'ici comprendre par une telle connaissance ont été fort peu nombreuses.

* De cet exemple on peut voir clairement ce que je viens de remarquer en note. Car par cette union nous n'entendons rien hormis la sensation même, à savoir un effets à partir duquel nous concluions une cause dont nous n'avons aucune compréhension.
** Une telle conclusion a beau être certaine, elle n'est pas pour autant suffisamment sûre, si l'on n'y prend pas extrêmement garde. Car, à moins d'y prendre garde au mieux, on tombera aussitôt dans ces erreurs : en effet, quand on conçoit les choses ainsi, abstraitement, et non par l'entremise de leur vraie essence, l'imagination vient aussitôt y mettre de la confusion. Car ce qui en soi est un, les hommes l'imaginent multiple. C'est parce que, aux choses qu'ils conçoivent abstraitement, séparément et confusément, ils donnent des noms qu'ils utilisent pour désigner d'autres choses plus familières ; si bien qu'il se produit ceci, qu'ils imaginent celles-là de la même manière qu'ils ont coutume d'imaginer les choses auxquelles ils ont d'abord donné ces noms.
	
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[23] Et pour que tout cela se comprenne mieux, je n'userai que d'un unique exemple, que voici/9. Étant donné trois nombres, on en cherche un quatrième qui soit au troisième comme le deuxième au premier. Ici, un peu partout les marchands disent qu'ils savent ce qu'il faut faire pour trouver le quatrième, parce que, évidemment, ils n'ont pas encore livré à l'oubli l'opération qu'ils ont ouï dire de leurs maîtres toute nue, sans démonstration ; mais d'autres, à partir de l'expérience des simples, font un axiome universel, à savoir que lorsque le quatrième est évident par soi, comme dans le cas de 2, 4, 3, 6, où ils font l'expérience qu'une fois le deuxième multiplié par le troisième, puis le produit divisé par le premier, cela donne pour quotient 6; et comme ils voient qu'en produit le même nombre qu'ils savaient, sans cette opération, être proportionnel, ils en concluent que l'opération est bonne pour trouver dans tous les cas le nombre proportionnel. [24] Les mathématiciens, en revanche, c'est par la force de la démonstration de la prop. 19 du livre VII d'Euclide qu'ils savent quels nombres sont proportionnels entre eux, j'entends : à partir de la nature de la proportion, et de cette sienne propriété, que le nombre produit par le premier et le quatrième est égal au nombre produit par le deuxième et le troisième ; et pourtant ils ne voient pas l'adéquate proportionnalité des nombres donnés, et s'ils la voient, ce n'est pas par la force de cette proposition qu'ils la voient, c'est intuitivement, sans faire aucune opération. [25] Or, pour que soit choisie la meilleure d'entre ces manières de percevoir, il est requis que nous énumérions brièvement quels moyens nous sont nécessaires pour atteindre notre fin : les voici.

I. Connaître exactement notre nature, laquelle nous désirons parfaire, et en même temps ne connaître, de la nature des choses, qu'autant qu'il est nécessaire.
II. Pour que nous en inférions droitement les différences, les convenances et les oppositions entre choses.
III. Pour que soit droitement conçu de quoi elles peuvent pâtir, de quoi non.
IV. Pour mettre cela en rapport avec la nature et puissance de l'homme. Et tout cela fera aisément apparaître la suprême perfeetion à laquelle l'homme peut parvenir.

[26] Sur ces considérations, voyons quelle manière de percevoir il nous faut choisir.
Quant à la première : il est par soi évident que du ouï-
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dire, outre que c'est une chose tout à fait incertaine, nous ne percevons aucune essence de chose, comme il ressort
de notre exemple ; et comme l'existence singulière d'une chose ne se connaît qu'une fois connue son essence, ainsi qu'on le verra par après, nous en concluons clairement que toute certitude que nous tenons du ouï-dire est à exclure des sciences. Car jamais personne ne pourra être affeété par le simple ouï-dire si son propre intellect n'a pas pris les devants.
[27] Quant à la seconde*: ainsi non plus on ne doit dire d'aucun qu'il ait l'idée de cette proportion qu'il cherche. Outre que c'est une chose tout à fait incertaine et sans fin, il reste que d'une telle manière nul ne percevra jamais rien dans les choses naturelles sinon des accidents, lesquels ne sont jamais clairement compris si n'ont d'abord été connues les essences. Si bien que cette manière est, elle aussi, à exclure.
[28] Et de la troisième il faut dire, d'une certaine manière, que nous avons l'idée de la chose, et puis, également, que nous concluons sans risque d'erreur ; mais pourtant, par soi, elle ne sera pas le moyen pour nous d'acquérir notre perfeCtion.
[29] Seule la quatrième manière embrasse l'essence adéquate de la chose, et sans risque d'erreur ; et par suite, c'est d'elle qu'il faudra faire le plus grand usage. Comment donc il nous faut en user pour comprendre d'une telle connaissance les choses inconnues, et, en même temps, pour que cela se fasse de la façon la plus abrégée possible, nous allons prendre soin de l'expliquer. [30] Dès lors que nous savons quelle connaissance nous est nécessaire, il faut livrer le chemin et la méthode par où nous apprendrons à connaître d'une telle connaissance les choses qui sont à connaître. Pour ce faire, il faut d'abord considérer qu'il n'y aura pas là de recherche à l'infini ; j'entends que, pour trouver la meilleure méthode pour rechercher le vrai, il n'est pas besoin d'une autre méthode pour rechercher la méthode pour rechercher le vrai, et que, pour rechercher la deuxième méthode, il n'est pas besoin d'une troisième encore, et ainsi à l'infini ; d'une telle manière, en effet, on
* Ici je traiterai de l'expérience avec un peu plus de prolixité ; et j'examinerai la méthode selon laquelle procèdent les empiriques et les nouveaux philosophes.
ne parviendrait jamais à la connaissance du vrai, ni même à aucune connaissance du tout. Il en va ici comme des outils corporels, à propos desquels l'on pourrait argumenter de la même manière. Car, pour battre le fer, on a besoin d'un marteau, et pour avoir un marteau, il est nécessaire de le fabriquer ; et pour ce faire, on a besoin d'un autre marteau et d'autres outils, et pour les avoir, eux aussi, on aura besoin d'autres outils, et ainsi à l'infini ; et il serait vain de s'efforcer de prouver ainsi que les hommes n'ont aucun pouvoir de battre le fer. [31] Mais, de même que les hommes, au début, furent en mesure de faire avec les outils innés certaines choses très faciles, quoique laborieusement et imparfaitement, et, celles-ci fabriquées, en fabriquèrent avec moins de peine et plus de perfection d'autres plus difficiles, et ainsi, passant graduellement des oeuvres les plus simples aux outils, et continuant des outils à d'autres oeuvres et outils, en arrivèrent à parfaire sans grand labeur tant de choses et de si difficiles, de même également l'intellect, par sa force native*, se fait des outils intelleduels, par lesquels il acquiert d'autres forces pour d'autres oeuvres intelleduelles**, et de ces oeuvres d'autres outils, autrement dit le pouvoir de pousser plus avant la recherche, et il continue ainsi, graduellement, jusqu'à atteindre le comble de la sagesse. [32] Et qu'il en va ainsi de l'intellect, il sera aisé de le voir pourvu que l'on comprenne ce qu'est la méthode pour rechercher le vrai, et quels sont les outils innés dont il a seulement besoin pour fabriquer à partir d'eux d'autres outils afin de pousser plus avant. Et pour montrer cela, voici comment je procède.
[33] Une idée vraie*** (en effet, idée vraie nous avons) est quelque chose de différent de son idéat. Car autre un cercle,
autre l'idée d'un cercle. L'idée d'un cercle, en effet, n'est pas un quelque chose ayant périphérie et centre, comme le cercle, et l'idée d'un corps n'est as le corps lui-même. Et comme elle estquelque chose de différent de son idéat, elle
* Par force native j'entends ce qui n'est pas causé en nous par des causes extérieures, et que nous expliquerons plus tard dans ma Philosophie.
** Ici les oeuvres sont évoquées ; dans ma Philosophie sera expliqué ce qu'elles sont.
*** Noter qu'ici nous aurons soin de montrer non seulement ce que je viens de dire, mais aussi que nous avons jusqu'à présent procédé droitement, en même temps que d'autres choses qu'il est tout à fait nécessaire de savoir.
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sera également par soi quelque chose d'intelligible ; c'est-à-dire, une idée, dans la mesure où elle est essence formelle, peut être l'objet d'une autre essence objective '°, et à son tour cette autre essence objective sera également, considérée en soi, quelque chose de réel et d'intelligible, et ainsi indéfiniment. [34] Pierre, par ex., est quelque chose de réel ; et une idée vraie de Pierre est une essence objective de Pierre, et en soi quelque chose de réel et de tout à fait différent de Pierre. Puisque donc une idée de Pierre est quelque chose de réel qui a son essence particulière, elle sera aussi quelque chose d'intelligible, c'est-à-dire l'objet d'une autre idée, laquelle idée aura en elle objectivement tout ce que l'idée de Pierre a formellement, et à son tour l'idée qui est celle de l'idée de Pierre a derechef sa propre essence, qui peut également être l'objet d'une autre idée, et ainsi indéfiniment. Ce dont chacun peut faire l'expérience quand il voit qu'il sait ce qu'est Pierre, et aussi qu'il sait qu'il sait, et, de nouveau, qu'il sait qu'il sait qu'il sait, etc. D'où il ressort clairement que, pour comprendre l'essence de Pierre, il n'est pas nécessaire de comprendre l'idée de Pierre elle-même, et bien moins encore l'idée de l'idée de Pierre ; c'est la même chose que si je disais que je n'ai pas besoin, pour savoir, de savoir que je sais, et bien moins encore de savoir que je sais que je sais, pas plus que, pour comprendre l'essence du triangle, il n'est besoin de comprendre l'essence du cercle*. Tandis que c'est le contraire dans le cas de ces dernières idées ; car, pour que je sache que je sais/11, nécessairement je dois d'abord savoir.	De là cette évidence, que la certitude n'est rien à part l'essence objective elle-même, autrement dit, la manière dont nous sentons l'essence formelle est la certitude même. D'où derechef cette évidence, que, pour la certitude de la vérité, le seul signe dont on ait besoin, c'est d'avoir une idée vraie : car, comme nous l'avons montré, je n'ai pas besoin, pour savoir, de savoir que je sais. D'où de nouveau cette évidence, que nul ne peut savoir ce qu'en la plus haute certitude à moins d'avoir une idée adéquate, ou l'essence objective de quelque chose ; bien sûr, puisque certitude et essence objective, c'est la même chose. [36] Et donc, puisque la vérité n'a pas
* Noter qu'ici nous ne recherchons pas comment la première essence objective est innée en nous. Car cela appartient à l'exploration de la Nature, Où cela est plus amplement expliqué, en même temps qu'il est montré qu'à Part l'idée il n'y a nulle affirmation ni négation, ni aucune volonté.
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besoin de signe, mais qu'il suffit d'avoir les essences objectives des choses ou, c'est la même chose, leurs idées, pour que tout doute soit levé, de là suit que la vraie méthode, ce n'est pas de chercher le signe de la vérité une fois les idées acquises, mais que la vraie méthode est le chemin qui mène à ce que la vérité même, ou les essences objectives des choses, ou leurs idées (tout cela veut dire la même chose) soient recherchées* dans l'ordre dû [12].	En retour, la méthode doit nécessairement parler du raisonnement, ou de l'intellection ; c'est-à-dire : la méthode n'est pas l'acte même de raisonner pour comprendre les causes des choses, et bien moins encore l’acte de comprendre les causes des choses ; mais c'est comprendre ce qu'est une idée vraie, en la distinguant de toutes les autres perceptions et en enquêtant sur sa nature, pour apprendre par là à connaître notre puissance de comprendre et pour gouverner notre esprit en sorte que ce soit selon cette norme qu'il comprenne tout ce qu'il y a à comprendre ; en fournissant, comme auxiliaires, des règles précises, et en faisant aussi en sorte que l'esprit ne se fatigue pas inutilement. [38] D'où l'on infère que la méthode n'est pas autre chose qu'une connaissance réflexive, ou une idée d'idée ; et parce qu'il n'y a pas d'idée d'idée s'il n'y a d'abord idée, il n'y aura donc pas de méthode s'il n'y a pas d'abord idée. Si bien que la bonne méthode sera celle qui montre comment il faut diriger l'esprit selon la norme d'une idée vraie que l'on a". En outre, comme le rapport qu'il y a entre deux idées est le même que le rapport qu'il y a entre les essences formelles de ces idées, de là suit que la connaissance réflexive qui est celle de l'idée de l'Étant le plus parfait l'emportera sur la connaissance réflexive de toutes les autres idées ; c'est-à-dire, sera la plus parfaite la méthode qui montre, selon la norme de l'idée que l'on a de l'Étant le plus parfait, comment il faut diriger l'esprit.	D'où l'on comprend aisément comment l'esprit, en comprenant plus de choses, acquiert en même temps d'autres outils qui lui permettent de continuer plus aisément à comprendre. Car, comme on peut l'inférer de ce qui précède, il doit forcément, avant toute chose, exister en nous une idée vraie, comme un outil inné, qui, comprise, fasse en même temps comprendre la différence qu'il y a entre une telle perception et toutes les
* Ce qu'est, dans l'âme, rechercher est expliqué dans ma Philosophie.
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autres. Et en cela consiste une partie de la méthode. Et comme il est clair par soi que l'esprit se comprend d'autant mieux qu'il comprend plus de choses concernant la Nature, il en ressort avec évidence que cette partie de la méthode sera d'autant plus parfaite que l'esprit comprend plus de choses, et qu'elle sera la plus parfaite quand l'esprit prête attention à la connaissance de l'Etant le plus parfait, autrement dit la réfléchit. [40] Ensuite, plus l'esprit connaît de choses, mieux il comprend et ses propres forces, et l'ordre de la Nature : or, mieux il comprend ses propres forces, plus il lui est aisé de se diriger lui-même et de se proposer des règles ; et mieux il comprend l'ordre de la Nature, plus il lui est aisé de se garder des inutilités ; et c'est en ces choses-là que consiste toute la méthode, comme nous l'avons dit. [41] Ajoute à cela que l'idée se comporte objedivement de la même manière que son idéat se comporte réellement. Si donc il y avait quelque chose dans la Nature qui n'ait aucun commerce* avec d'autres choses, même s'il y en a une essence objective, elle devrait convenir tout à fait avec son essence formelle, et n'aurait non plus aucun commerce avec d'autres idées, c'est-à-dire, nous ne pourrons rien conclure à son sujet ; et en revanche, celles qui ont commerce avec d'autres choses, comme sont toutes celles qui existent dans la Nature, seront comprises, et leurs essences objedives auront également le même commerce, c'est-à-dire, d'autres idées se déduiront d'elles, qui à leur tour auront commerce avec d'autres, et ainsi s'accroîtront les outils pour aller plus avant. Ce que nous nous efforcions de démontrer. [42] En outre, de ce que nous venons de dire, à savoir qu'une idée doit convenir tout à fait avec son essence formelle, de là suit derechef cette évidence que, pour que notre esprit renvoie tout à fait au modèle de la Nature, il lui faut produire toutes ses idées à partir de celle qui renvoie à l'origine et source de toute la Nature, afin qu'elle soit, elle aussi, source de toutes les autres idées.
[43] Peut-être se trouvera-t-il quelqu'un pour s'étonner ici que, après avoir dit que la bonne méthode est celle qui montre comment il faut diriger l'esprit selon la norme d'une idée vraie que l'on a, nous prouvions ce point en raisonnant, ce qui semble montrer qu'il n'est pas connu par soi.
* Avoir commerce avec d'autres choses, c'est être produit par d'autres choses, ou produire d'autres choses.
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Et par suite on peut se poser la question : raisonnons-nous bien ? Si nous raisonnons bien, nous devons commencer par une idée que l'on a, et comme commencer par une idée que l'on a nécessite une démonstration, nous devrions à nouveau prouver notre raisonnement, et alors à nouveau cet autre, et ainsi à l'infini. [44] Mais à cela je réponds ceci : que si quelqu'un, par quelque destin, avait procédé ainsi ans l'investigation de la Nature, je veux dire en acquérant, dans l'ordre dû, selon la norme d'une idée vraie qu'il a, d'autres idées, jamais il n'aurait douté de détenir la vérité*, vu que la vérité, comme nous l'avons montré, se dévoile elle-même, et tout eût, également, afflué en lui spontanément. Mais comme cela ne se présente jamais, ou rarement, je me suis vu contraint de disposer les choses ainsi, pour faire que ce que nous ne pouvons pas avoir par destin, nous l'acquérions pourtant par un dessein prémédité, et, en même temps, pour qu'il apparaisse que, pour prouver la vérité et le bon raisonnement, nous n'avons pas besoin d'autres outils que la vérité elle-même et le bon raisonnement. Car c'est en raisonnant bien que j'ai approuvé le bon raisonnement et m'efforce encore de le prouver. [45] Ajoute à cela que c'est aussi de cette manière que les hommes s'accoutument à méditer intérieurement eux-mêmes. Et la raison qui fait que, dans l'enquête concernant la Nature, il se présente rarement qu'elle soit explorée dans l'ordre dû, cela vient des préjugés, dont nous expliquerons les causes plus tard, dans notre Philosophie. Ensuite, c'est parce que, comme nous le montrerons par après, cela requiert beaucoup de soin et de discernement, et c'est extrêmement laborieux. Enfin, c'est à cause de l'état des choses humaines, qui, comme on l'a déjà montré, est très versatile. À quoi s'ajoutent d'autres raisons, que nous ne recherchons pas.
[46] Si d'aventure quelqu'un se demande pourquoi j’ai [14] quant à moi, d'emblée et avant toute chose, montré les vérités de la Nature dans cet ordre-là — la vérité ne se dévoile-t-elle pas elle-même ? —, je lui réponds, et cela vaut en même temps avertissement : qu'il n'aille pas vouloir, parce que des paradoxes pourraient ici ou là s'y trouver, les rejeter comme faux, mais qu'il veuille bien, auparavant, considérer l'ordre dans lequel nous les prouvons, et alors il en sortira certain que c'est bien le vrai que nous avons
* De même qu'ici non plus nous ne doutons pas de notre vérité.
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atteint, etc'est pour cette raison que j'ai mis ces choses-là en premier. 
[47] Si d'aventure, après cela, quelque sceptique restait encore dans le doute, tant au sujet de la première vérité elle-même que de toutes celles que nous déduirons selon la norme de la première, ou bien celui-là, assurément, parlera contre sa conscience, ou bien alors nous avouerons qu'il y a des hommes, aussi, qui ont l'esprit complètement aveugle, que ce soit de naissance ou bien à cause des préjugés, c'est-à-dire par quelque circonstance extérieure. En effet d'une part, ils n'ont pas sentiment d'eux-mêmes : s'ils affirment quelque chose, ou en doutent, ils ne savent pas qu'ils doutent, ou qu'ils affirment, ils disent ne rien savoir ; et cela même, qu'ils ne savent rien, ils disent l'ignorer ; et d'autre part, ils ne le disent pas de manière absolue, car ils ont peur d'avouer qu'ils existent alors qu'ils ne savent rien ; si bien que pour finir ils sont condamnés à se taire, de crainte d'aller faire quelque supposition qui sente la vérité. [48] Enfin, avec ceux-là il ne faut pas parler de sciences ; car, pour ce qui est de l'usage de la vie et de la société, la nécessité les a contraints à supposer qu'ils existent, et à rechercher ce qui leur est utile, et à affirmer et nier quantité de choses sous la foi du serment. Car, si on leur prouve quelque chose, ils ne savent pas si l'argumentation est probante ou défectueuse. S'ils nient, accordent ou objectent, ils ne savent pas qu'ils nient, accordent ou objedent ; et par suite, il les faut tenir pour des sortes d'automates entièrement dépourvus d'esprit.
[49] Reprenons maintenant notre propos. Nous avons jusqu'ici, premièrement, tenu la fin vers laquelle nous employer à diriger toutes nos pensées. Nous avons connu, deuxièmement, quelle est la meilleure perception grâce à laquelle nous puissions parvenir à notre perfection. Nous avons connu, troisièmement, quel est le premier chemin que doive emprunter l'esprit pour bien commencer, qui est de poursuivre la recherche selon des lois précises en suivant la norme de n'importe quelle idée vraie qu'il a. Et pour que cela soit fait droitement, voici ce que la méthode doit garantir : premièrement, distinguer l'idée vraie de toutes les autres perceptions, et défendre l'esprit de ces autres perceptions. Deuxièmement, livrer des règles pour que les choses inconnues soient perçues selon une telle norme. Troisièmement, fonder un ordre qui nous épargne des fatigues inutiles. Une fois connue cette
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méthode, nous avons vu, quatrièmement, que cette méthode aura sa plus grande perfedion une fois que nous aurons l'idée de l'Étant le plus parfait. Si bien que la chose la plus importante à faire au début, ce sera çle parvenir le plus vite possible à la connaissance d'un tel Etant.
[50] Commençons donc par la première partie de la méthode, qui est, nous l'avons dit, de distinguer et de séparer l'idée vraie de toutes les autres perceptions, et d'empêcher l'esprit de confondre les fausses, les feintes /15 et les douteuses avec les vraies : chose que j'ai l'intention d'expliquer ici avec quelque ampleur, afin de retenir les lecteurs dans la pensée d'une chose si nécessaire, et aussi parce que nombreux sont ceux qui vont jusqu'à douter des vraies pour n'avoir pas prêté attention à la distinction qui existe entre la perception vraie et toutes les autres. Si bien qu'ils sont comme des hommes qui, lorsqu'ils étaient éveillés, ne doutaient pas d'être éveillés, mais qui, pour peu qu'ils eussent une fois, en rêve, comme il arrive souvent, pensé qu'ils étaient assurément éveillés, chose qu'ensuite ils trouvèrent être fausse, doutèrent également de leurs veilles ; ce qui arrive parce qu'ils n'ont jamais fait la distinction entre le rêve/16 et la veille. [51] J'avertis en même temps que je n'expliquerai pas ici l'essence de chaque perception, et celle-ci par sa cause prochaine, parce que cela appartient à la Philosophie, mais que je livrerai seulement ce qu'exige la méthode, c'est-à-dire, à quoi ont trait la perception feinte, la fausse et la douteuse, et comment nous nous libérerons de chacune /17. Et donc, commençons par enquêter ainsi sur l'idée feinte.
[52] Etant donné que toute perception est soit perception d'une chose considérée comme existante, soit seulement d'une essence, et que les fictions les plus fréquentes concernent des choses considérées comme existantes, je commencerai donc par parler de celle-ci, j'entends, lorsque seule l'existence est feinte, et que la chose qui en un tel acte est feinte est comprise ou supposée comprise. Par ex., je feins que Pierre, que je connais, rentre chez lui, me rend visite, et autres choses semblables*. Ici je demande : à quoi a trait une telle idée ? Je vois qu'elle n'a trait qu'à des pos-
* Voir plus bas note * [de la page 26] nos remarques concernant les hypothèses que nous comprenons clairement ; mais la fiction réside en ceci que nous disons qu'elles existent telles dans les corps célestes.
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sibles, et non pas à des nécessaires, ni à des impossibles. [53] J'appelle chose impossible celle dont la nature implique contradiction à ce qu'elle existe ; nécessaire, celle dont la nature implique contradiction à ce qu'elle n'exiSte pas ; possible, celle dont du moins l'existence, de par sa nature même/18, n'implique pas contradidion à ce qu'elle existe ou à ce qu'elle n'existe pas, mais dont la nécessité ou l'impossibilité où elle est d'exister dépend de causes ignorées de nous durant le temps que nous feignons son existence ; et par suite, si sa nécessité, ou son impossibilité, qui dépend de causes extérieures, avait été connue de nous, nous n'aurions également rien pu feindre à son sujet. [54] D'où suit que s'il y a quelque Dieu, ou quelque chose d'omniscient, il ne peut absolument rien feindre du tout/19. Car, en ce qui nous concerne, dès lors que je sais* que j'existe, je ne puis feindre que j'existe ou que je n'existe pas ; pas plus que je ne puis feindre un éléphant qui passe par le chas d'une aiguille •; pas plus que je ne puis, dès lors que je connais la nature de Dieu**, feindre qu'il existe ou qu'il n'existe pas ; il faut entendre la même chose de la chimère, dont la nature implique contradiction à ce qu'elle existe. D'où ressort avec évidence ce que j'ai dit, à savoir que la fiction dont nous parlons ici n'a pas lieu concernant les vérités éternelles***. [55] Mais avant de poursuivre plus avant, il faut ici remarquer, au passage, que la différence qu'il y a entre l'essence d'une chose et l'essence d'une autre est celle-là même qu'il y a entre l'actualité ou l'existence de la première et l'actualité ou l'existence de l'autre. Si bien que, si nous voulions concevoir l'existence, par ex., d'Adam, seulement par l'entremise de l'existence en général, ce serait comme si, pour concevoir son essence, nous prêtions attention à
* Puisque la chose, pourvu qu'elle soit comprise, se révèle elle-même, il suit que nous n'avons besoin que d'un exemple, sans autre démonstration. Et il en ira de même de sa contradictoire, qui, pour apparaître fausse, n'a besoin que d'être passée en revue, comme on va le voir tout de suite quand nous parlerons de la fidion concernant l'essence.
** N.B. Quoique beaucoup disent qu'ils doutent de l'existence de Dieu, ils n'en ont pourtant que le nom, ou bien ils feignent un quelque chose qu'ils appellent Dieu ; ce qui ne convient pas avec la nature de Dieu, comme je le montrerai plus loin en son lieu.
*** Je vais aussi bientôt montrer qu'il n'est pas de fiction qui ait lieu concernant les vérités éternelles. Par vérité éternelle j'entends telle que, si elle est affirmative, jamais elle ne pourra être négative. Ainsi, Dieu est est une vérité éternelle, et la première, alors que Adam pense n'est pas une vérité éternelle. La chimère n'est pas est une vérite éternelle, mais non Adam ne pense pas.
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la nature de l'étant, pour finalement donner cette définition : Adam est un étant. C'est pourquoi, plus l'existence est conçue de manière générale, plus elle est aussi conçue de manière confuse, et plus il est facile de l'attribuer fictivement à toute chose ; et en revanche, lorsqu'elle est conçue de manière plus particulière, elle est alors plus clairement comprise, et il est plus difficile de l'attribuer fictivement à autre chose qu'à la chose elle-même, quand nous ne prêtons pas attention à l'ordre de la Nature. Ce qui est digne d'être noté.
[56] Il faut maintenant considérer ce qu'on dit ordinairement être feint quoique nous comprenions clairement qu'il n'en va pas de la chose comme nous la feignons. Par ex., quoique je sache que la Terre est ronde, rien pourtant ne m'interdit de dire à quelqu'un que la Terre est une demi-sphère, et comme une moitié d'orange sur une soucoupe, ou que le Soleil tourne autour de la Terre, et autres choses semblables. Si nous prêtons attention à ces choses, nous ne verrons rien qui ne soit cohérent avec ce qui précède' /21, pourvu que nous remarquions, d'abord, qu'il a pu nous arriver de nous tromper, et qu'à présent nous sommes conscients de nos erreurs ; ensuite, que nous pouvons feindre, ou au moins nous dire, que d'autres hommes sont dans la même erreur ou peuvent y tomber, comme ce fut notre cas. Cela, dis-je, nous pouvons le feindre aussi longtemps que nous ne voyons aucune impossibilité ni aucune nécessité ; et donc, lorsque je dis à quelqu'un que la Terre n'est pas ronde, etc., je ne fais que me remémorer une erreur que j'ai peut-être faite, ou dans laquelle il a pu m'arriver de tomber, sur quoi je feins, ou je me dis, que celui à qui je dis cela est encore dans la même erreur, ou peut y tomber. Et cela, comme je l'ai dit, je le feins aussi longtemps que je ne vois aucune impossibilité ni aucune nécessité ; alors que si j'avais compris que c'était le cas je n'aurais rien pu feindre du tout, et tout ce qu'on eût eu à dire, c'était que j'avais opéré quelque chose.
[57] Il nous reste maintenant à examiner aussi les suppositions que l'on fait dans les Questions /22 ; chose qui, bien souvent, a même trait à des impossibles. Par ex. quand nous disons : supposons que cette chandelle qui brûle ne soit pas en train de brûler ; ou bien supposons qu'elle brûle dans quelque espace imaginaire, autrement dit où il n'y a pas de corps : on fait bien souvent des suppositions de ce 
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genre, quoiqu'on comprenne clairement que cette dernière est impossible ; seulement, quand on la fait, on ne feint rien du tout. Car, dans le premier cas, je n'ai fait que me remémorer* une autre chandelle qui ne brûlait pas (ou j'ai conçu sans flamme cette même chandelle), et ce que je pense de cette chandelle-là, je le comprends de cette chandelle-ci aussi longtemps que je ne prête pas attention à la flamme. Dans le second cas, on ne fait rien d'autre qu'arracher les pensées aux corps environnants, pour que l'esprit se tourne vers la seule contemplation de la chandelle, en soi seule regardée, pour qu'ensuite il conclue que la chandelle n'a rien qui puisse causer sa propre destruction. Si bien que, s'il n'y avait pas de corps environnants, cette chandelle comme aussi cette flamme resteraient immuables, ou autres choses semblables. Il n'y a donc là aucune fiction, mais de véritables et pures assertions**.
[58] Passons maintenant aux fictions qui ont trait à des essences seules, ou bien ayant en même temps quelque actualité, autrement dit quelque existence. A leur sujet il faut considérer au plus haut point ceci : que, moins l'esprit comprend, tout en percevant cependant plus de choses, plus grande est la puissance qu'il a de feindre ; et plus il comprend de choses, plus cette puissance diminue. De même que nous avons vu plus haut, par ex., qu'il ne nous est pas possible, aussi longtemps que nous pensons, de feindre que nous pensons et que nous ne pensons pas, de même aussi, dès lors que nous connaissons la nature du corps, nous ne pouvons pas feindre une mouche infinie ;
* Plus loin, quand nous parlerons de la fiction ayant trait aux essences, il apparaîtra clairement que la fiction ne fabrique ou n'offre à l'esprit jamais rien de nouveau, mais que ce sont seulement les choses qui sont dans le cerveau ou dans l'imagination qui sont remémorées, et que l'esprit y prête attention, confusément, à toutes à la fois. Sont par ex. remémorées une parole et un arbre ; et comme l'esprit prête attention confusément et sans distinguer les choses, il pense qu'un arbre parle. De même l'entend-on de l'existence, surtout, comme nous l'avons dit, quand elle est conçue avec autant de généralité que l'étant, parce que alors elle s'applique aisément à tout ce qui se présente simultanement à la mémoire. Ce qui est tout à fait digne d'être noté.
** La même chose doit s'entendre aussi des hypothèses que l'on fait pour expliquer les mouvements précis qui conviennent avec les phénomènes des cieux, si ce n'en qu'à partir d'elles, si on les applique aux mouvements célestes, on conclut la nature des cieux, qui pourtant peut être autre, surtout quand beaucoup d'autres causes sont concevables pour expliquer de tels mouvements.
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ou encore, dès lors que nous connaissons la nature de l'âme*, nous ne pouvons feindre qu'elle est carrée, quoique avec des mots nous puissions tout dire. Mais, comme nous l'avons dit, moins les hommes connaissent la nature, plus il leur est facile de feindre quantité de choses ; par exemple, que des arbres parlent, que des hommes se transforment instantanément en pierres, en sources, que des spectres apparaissent dans les miroirs, que rien devient quelque chose, ou même, que des dieux se transforment en bêtes et en hommes, et une infinité d'autres choses de ce genre.
[f9] Peut-être se trouvera-t-il quelqu'un pour penser que c'est la fiction qui met un terme à la fiction, et non l’intellection ; c'est-à-dire, une fois que j'ai feint un quelque chose, et que, par une certaine liberté, j'ai voulu donner mon assentiment à l'idée que ce quelque chose existe tel dans la nature des choses, cela a pour effet que par la suite il nous est impossible de penser ce quelque chose d'une autre manière. Par ex., une fois que j'ai feint (pour suivre leur raisonnement) telle nature de corps, et que, de par ma liberté, j'ai voulu me persuader qu'elle existe telle dans la réalité, il ne m'est plus possible de feindre, par ex., une mouche infinie, et une fois que j'ai feint l'essence de l'âme, je ne peux pas la faire carrée, etc. [6o] Seulement il faut examiner ceci. Premièrement : ou bien ils nient, ou bien ils accordent que nous pouvons comprendre quelque chose. S'ils l'accordent, alors cela même qu'ils disent de la fiction, il faudra nécessairement le dire aussi de l'intellection. Et s'ils le nient, voyons, nous qui savons que nous savons quelque chose, ce qu'ils disent. Ce qu'ils disent, c'est ceci : que l'âme est capable de sentir, et de percevoir de nombre de manières, non pas elle-même, ni les choses qui existent, mais seulement ce qui n'est ni en soi ni où que ce soit ; c'est-à-dire que l'âme peut, par sa seule force, créer des sensations ou des idées qui ne sont pas celles de choses ; si bien qu'ils la considèrent, en partie, comme Dieu. Ensuite, ils disent que nous, ou notre âme, possédons une
* Il arrive souvent qu'un homme se remémore ce mot, âme, et forme en même temps quelque image corporelle. Et comme ces deux choses se représentent simultanément, il lui est aisé de penser qu'il imagine et feint une âme corporelle, parce qu'il ne fait pas la distinction entre le nom et la chose même. Ici je demande aux lecteurs de ne pas se précipiter à réfuter cela, chose que, j'espère, ils ne feront pas pourvu qu'ils prêtent la plus soigneuse attention aux exemples, en même temps qu'à ce qui suit.
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telle liberté qu'elle nous contraint nous-mêmes, ou que notre âme se contraint, bien plus, qu'elle contraint sa liberté elle-même. Car, une fois qu'elle a feint un quelque chose et lui a donné son assentiment, elle ne peut plus penser ni feindre ce quelque chose d'une autre manière, et en outre cette fiction la contraint à penser encore d'autres choses de manière que la première fiction ne soit pas battue en brèche ; exadement comme ici ils sont aussi contraints d'admettre, à cause de leur fiction, les absurdités que je passe ici en revue, et que nous ne nous fatiguerons pas à rejeter par aucune démonstration. [61] Mais, les abandonnant à leurs délires, nous aurons soin de puiser dans nos échanges avec eux du vrai pour notre affaire, à savoir ceci* : l'esprit, quand il prête attention à une chose feinte, et fausse de par sa nature, pour la peser avec soin et la comprendre, et en déduire en bon ordre ce qu'il y a à déduire, n'aura pas de mal à mettre la fausseté en évidence ; et si la chose feinte est vraie de par sa nature, quand l'esprit y prête attention pour la comprendre, et commence a en déduire en bon ordre ce qui s'ensuit, il continuera avec bonheur sans aucune interruption, comme nous avons vu qu'à partir de la fidion fausse qu'on vient de rapporter l'intelled aussitôt s'est offert à en montrer l'absurdité, et d'autres qui s'en déduisent.
[62] Nous n'aurons donc d'aucune façon à redouter de feindre quelque chose pourvu que nous percevions la chose clairement et diStindement : car si d'aventure nous disons que des hommes se changent en un instant en bêtes, cela est dit de manière tout à fait générale, si bien qu'il n'y a dans l'esprit aucun concept, c'est-à-dire aucune idée, autrement dit aucune cohérence entre le sujet et le prédicat ; en effet, s'il y en avait, il verrait en même temps le moyen, et les causes, par lequel, et pourquoi, un tel quelque chose s'est fait. Et puis il n'est pas non plus prêté attention à la nature du sujet et du prédicat. [63] En outre, pourvu que la première idée ne soit pas feinte, et que toutes les autres
* Quoique j'aie l'air de conclure cela de l'expérience, et si l'on dit que cela n'est rien parce que manque la démonstration, eh bien, si on la désire, la voici : puisque dans la Nature il ne peut rien y avoir qui s'oppose à ses lois, mais que tout se fait selon ses lois précises, de façon à produire, par des lois précises, ses effets précis en un irréfragable enchaînement, de là suit que l'âme, quand elle conçoit vraiment une chose, continuera à former objectivement ces mêmes effets. Voir plus bas, là où je parle de l'idée fausse.
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idées soient déduites à partir d'elle, la précipitation à feindre s'évanouira peu à peu ; ensuite, comme une idée feinte ne peut être claire et distincte, mais seulement confuse, et que toute confusion procède de ce que l'esprit ne connaît qu'en partie une chose entière, ou bien composée de beaucoup, et ne distingue pas le connu de l'inconnu, outre qu'il prête attention sans aucune distinction à quantité de choses à la fois qui sont contenues dans chaque chose, de là suit, premièrement, que, si c'est l'idée d'une chose très simple, elle ne pourra être que claire et distincte. Car cette chose se fera nécessairement connaître non pas en partie, mais tout entière ou pas du tout. [64] Il suit, deuxièmement, que, si une chose qui est composée de beaucoup est divisée par la pensée en toutes ses parties les plus simples, et s'il est prêté attention à chacune prise séparément, alors toute confusion s'évanouira. Il suit, troisièmement, qu'une fidion ne peut être simple, mais qu'elle est faite de la composition de diverses idées confuses, qui sont celles de diverses choses et actions existant dans la Nature ; ou mieux, de l'attention prêtée simultanément*, sans assentiment, à diverses idées telles : car si elle était simple elle serait claire et distincte, et par conséquent vraie. Si elle était faite de la composition d'idées distinctes, leur composition serait également claire et distincte, et, par suite, vraie. Par ex., dès lors que nous connaissons la nature du cercle, ainsi que la nature du carré, je ne peux plus composer ces deux choses et faire un cercle carré, ou bien une âme carrée, et choses semblables.
[65J Concluons de nouveau brièvement, et voyons comment il n'est aucunement à redouter que la fiction soit confondue avec les idées vraies. Car, quant à la première dont nous avons d'abord parlé, j'entends, quand une chose est clairement conçue, nous avons vu que, si cette chose qui est clairement conçue, ainsi que son existence, est par soi une vérité éternelle, nous ne pourrons rien feindre au sujet d'une telle chose ; mais si l'existence de la chose conçue n'est pas une vérité éternelle, il suffit de veiller à ce que l'existence de la chose soit rapportée à son essence, et
* N.B. que la fiction considérée en elle-même ne diffère guère du rêve, si ce n'est que dans les rêves ne s'offrent pas les causes qui s'offrent par le moyen des sens à ceux qui sont éveillés, et d'où ils infèrent que ces représentations à ce moment-là ne sont pas représentées à partir de choses situées hors d'eux. Et l'erreur, comme il apparaîtra aussitôt, c'est rêver éveillé ; et si elle est tout à fait manifeste, on l'appelle délire.
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en même temps qu'attention soit prêtée à l'ordre de la Nature. Quant à la seconde fiction, que nous avons dite être l'attention portée simultanément, sans assentiment, à diverses idées confuses qui sont les idées de diverses choses et actions existant dans la Nature, nous avons vu également qu'une chose très simple ne peut être feinte, mais seulement comprise, et qu'il en va de même d'une chose composée pourvu que nous prêtions attention aux parties les plus simples dont elle est composée ; bien plus, qu'à partir de celles-ci nous ne pouvons feindre aucune action qui ne soit vraie : car nous serons en même temps contraints de contempler comment et pourquoi un tel quelque chose se fait.
µ[66] Cela étant ainsi compris, venons-en maintenant à l'enquête sur l'idée fausse, pour voir à quoi elle a trait, et comment nous pouvons veiller à ne pas tomber dans les perceptions fausses. Deux choses que nous n'aurons pas de mal à faire après l'enquête sur l'idée feinte : car il n'y a entre elles aucune différence, sinon que l'idée fausse suppose l'assentiment ; c'est-à-dire que (comme nous l'avons déjà remarqué), cependant que s'offrent à lui [l'esprit] des représentations, ne s'offrent nulles causes desquelles il puisse, comme quand il feint, inférer que ces représentations ne naissent pas de choses hors de lui ; et ce n'est pour ainsi dire rien d'autre que rêver les yeux ouverts, autrement dit rêver éveillé. Et donc l'idée fausse a trait, ou bien (pour mieux dire) se rapporte, à l'existence d'une chose dont l'essence est connue, ou bien à une essence, de la même manière que l'idée feinte. [67] Celle qui se rapporte à l'existence s'amende de la même manière que la fiction : car si la nature de la chose connue suppose l'existence nécessaire, il est impossible que nous nous trompions sur l'existence de cette chose ; et si l'existence de la chose n'est pas une vérité éternelle, comme l'est son essence, mais que la nécessité ou l'impossibilité où elle est d'exister dépend de causes extérieures, alors reprends exactement tout ce que nous avons dit quand nous parlions de la fidion : car elle s'amende de la même manière. [68] En ce qui concerne l'autre, qui se rapporte à des essences, ou bien aussi à des actions, de telles perceptions sont nécessairement toujours confuses, composées de diverses perceptions confuses de choses existant dans la Nature, comme lorsque l'on persuade aux hommes qu'il y a des divinités dans les forêts,
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dans des images, dans des bêtes, etc. ; qu'il y a des corps qui par leur seule composition produisent l'intellect ; que des cadavres raisonnent, marchent, parlent ; que Dieu est trompé, et choses semblables. Mais les idées qui sont claires et distinctes ne peuvent jamais être fausses, car les idées des choses qui sont conçues clairement et distinctement sont ou bien très simples, ou bien composées d'idées très simples, c'est-à-dire de suites d'idées très simples. Et qu'une idée très simple ne peut être fausse, chacun pourra le voir pourvu qu'il sache ce qu'est le vrai, autrement dit l'intellect, et en même temps ce qu'est le faux.
[69] Car, en ce qui regarde ce qui constitue la forme du vrai, il est certain qu'une pensée vraie se distingue d'une fausse non pas seulement par la dénomination extrinsèque, mais au plus haut point par l'intrinsèque. Car si un artisan a conçu avec ordre quelque ouvrage, quoiqu'un tel ouvrage n'ait jamais existé et ne doive non plus jamais exister, la pensée de cet artisan n'en est pas moins vraie, et la pensée est la même, que l'ouvrage existe ou qu'il n'existe pas ; et en revanche, si quelqu'un dit que Pierre, par ex., existe, sans pour autant savoir que Pierre existe, cette pensée, eu égard à lui, est fausse, ou, si tu préfères, n'est pas vraie, quand bien même Pierre existe en vérité. Et cette énonciation, Pierre exile, n'est vraie qu'eu égard à celui qui sait avec certitude que Pierre existe. [70] D'où suit qu'il y a dans les idées quelque chose de réel par le moyen de quoi les vraies se distinguent des fausses ; et c'est ce quelque chose qu'il va nous falloir maintenant rechercher pour avoir la meilleure norme de vérité (en effet, nous l'avons dit, c'est à partir de la norme que l'on a d'une idée vraie/23 que nous devons déterminer nos pensées, et la méthode est la connaissance réflexive) et pour prendre connaissance des propriétés de l'intellect ; et il ne faut pas dire que cette différence naît de ce que la connaissance vraie est connaître les choses par leurs premières causes, en quoi certes elle différerait tout à fait de la fausse telle que je l'ai expliquée plus haut. En effet, est également dite vraie la pensée qui enveloppe objectivement l'essence d'un certain principe qui n'a pas de cause, et qui se connaît par soi et en soi. [71] Et donc la forme de la pensée vraie doit résider dans cette même pensée, sans relation à d'autres ; et elle ne reconnaît pas d'objet comme cause, mais elle doit dépendre de la puissance et de la nature mêmes de l'intellect. Car si nous supposons
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qu'un intellect ait perçu quelque étant nouveau, qui n'a jamais existé, comme d'aucuns conçoivent l'intellect de Dieu avant qu'il créât les choses (laquelle perception n'a à coup sûr pu naître d'aucun objet), et que d'une telle perception il en déduise légitimement d'autres, toutes ces pensées seraient vraies, et elles ne seraient déterminées par aucun objet extérieur, mais elles dépendraient de la seule puissance et nature de l'intellect. Et donc, ce qui constitue la forme d'une pensée vraie est à chercher dans cette même pensée, et à déduire de la nature de l'intellect. Et donc, pour rechercher ce quelque chose, mettons-nous sous les yeux quelque idée vraie dont nous savons avec la plus grande certitude que son objet dépend de notre force de penser et qu'elle n'a pas d'objet dans la Nature : en effet, dans une telle idée, comme il ressort avec évidence de ce qui précède, nous pourrons plus aisément rechercher ce que nous voulons. Par ex., pour former le concept de sphère, je feins à mon gré une cause, à savoir qu'un demi-cercle tourne autour de son centre, et que de la rotation, pour ainsi dire, naît une sphère. Cette idée est tout à fait vraie, et quoique nous sachions que jamais une seule sphère dans la Nature n'est née de cette façon, c'est pourtant là une perception vraie, et une manière très facile de former le concept de sphère. Il faut alors remarquer que cette perception affirme qu'un demi-cercle tourne, laquelle affirmation serait fausse si elle n'était jointe au concept d'une sphère, ou d'une cause déterminant un tel mouvement, autrement dit, absolument parlant, si cette affirmation était nue. Car alors l'esprit tendrait seulement à affirmer le seul mouvement du demi-cercle, qui n'est pas contenu dans le concept du demi-cercle, et qui ne naît pas du concept de la cause déterminant le mouvement. Et donc la fausseté consiste en cela seul qu'est affirmé, d'une certaine chose, quelque chose qui n'est pas contenu dans le concept que nous avons formé d'elle, comme le mouvement ou le repos au sujet du demi-cercle. D'où suit que les pensées simples ne peuvent pas ne pas être vraies, comme l'idée simple de demi-cercle, de mouvement, de quantité, etc. Tout ce qu'elles contiennent d'affirmation est adéquat/24 à leur concept et ne s'étend pas au-delà ; nous avons donc licence de former à notre gré des idées simples sans aucun souci d'erreur. [73] Il ne nous reste donc plus qu'à chercher par quelle puissance notre esprit peut les former, et jusqu'où s'étend
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cette puissance ; cela trouvé, en effet, nous verrons facilement la suprême connaissance à laquelle nous pouvons parvenir. Il est en effet certain que cette puissance de l'esprit ne s'étend pas à l'infini. Car quand, d'une certaine chose, nous affirmons quelque chose qui n'est pas contenu dans le concept que nous formons d'elle, cela indique un défaut de notre perception, autrement dit, que nous avons des pensées, autrement dit des idées, pour ainsi dire mutilées et tronquées. Le mouvement du demi-cercle, en effet, nous l'avons vu, est faux quand il est tout nu dans l'esprit, mais il est vrai s'il est joint au concept d'une sphère, ou au concept d'une certaine cause déterminant un tel mouvement. Que s'il est de la nature d'un étant pensant, comme on le voit de prime abord, de former des pensées vraies, autrement dit adéquates, il est certain que les idées inadéquates naissent en nous de ceci seul que nous sommes une partie d'un certain étant pensant dont certaines pensées en totalité, certaines en partie seulement, constituent notre esprit.			
[74] Mais ce qu'il faut encore considérer, et qu'il ne valait pas la peine de remarquer à propos de la fiction, et où a lieu la plus grande tromperie, c'est quand il arrive que certaines choses qui s'offrent dans l'imagination sont également dans l'intellect, c'est-à-dire qu'elles sont clairement et distinctement conçues, et qu'alors, aussi longtemps que le distinct n'est pas distingué du confus, la certitude, c'est-à-dire l'idée vraie, est mélangée avec l'idée non distincte. Par ex., il se peut que certains stoïciens aient entendu dire le nom d'âme, et aussi qu'elle est immortelle, choses qu'ils ne faisaient qu'imaginer confusément ; ils imaginaient également, en même temps qu'ils comprenaient, que les corps les plus subtils pénètrent tous les autres, et ne sont pénétrés par aucun. Comme ils imaginaient tout cela à la fois, avec en même temps la certitude de cet axiome, ils étaient aussitôt rendus certains que l'esprit est ces corps les plus subtils, et que ces corps les plus subtils ne se divisent pas, etc. [75] Mais de cela aussi nous nous libérons dès lors que nous nous efforçons d'examiner toutes nos perceptions selon la norme d'une idée vraie que l'on a, en nous méfiant, comme nous l'avons dit au début, de celles que nous tenons du ouï-dire ou de l'expérience vague. Ajoute qu'une telle tromperie naît de ce qu'ils conçoivent les choses de manière trop abstraite ; car il est par soi assez clair que ce que je conçois dans son vrai objet, je ne peux l'appliquer à un autre. Elle naît enfin aussi de ce qu'ils ne comprennent pas les éléments, premiers de la Nature tout entiere ; d'où vient que, procédant sans ordre et confondant la Nature avec des abstraits, et quoique les axiomes soient vrais, ils se mettent eux-mêmes dans la confusion, et renversent l'ordre de la Nature. Tandis que nous, si nous procédons le moins abstraitement possible, et si nous commençons, le plus tôt possible, à partir des éléments premiers, c'est-à-dire à partir de la source et de l'origine de la Nature, une telle tromperie ne sera d'aucune façon à redouter. [76] Or, en ce qui concerne la connaissance de l'origine de la Nature, il est très peu à redouter que nous ne la confondions avec des abstraits ; car quand quelque chose est conçu abstraitement, comme le sont tous les universaux, ils sont toujours embrassés dans l'intellect plus largement que leurs particuliers ne peuvent en vérité exister dans la Nature. Ensuite, comme dans la Nature il y a beaucoup de choses dont la différence est si mince qu'elle échappe presque à l'intellect, alors il peut aisément arriver (si elles sont conçues abstraitement) qu'elles soient confondues ; or, comme l'origine de la Nature, ainsi que nous le verrons plus loin, ne peut pas être conçue abstraitement, autrement dit universellement, ne peut non plus s'étendre dans l'intellect plus loin qu'elle ne s'étend en réalité, et n'a non plus aucune ressemblance avec les changeants, aucune confusion n'est à redouter à propos de son idée, pourvu que nous ayons la norme de la vérité (que nous avons déjà montrée) : c'est évidemment un étant unique, infini*, c'est-à-dire, c'est tout être, et ce à part quoi il n'y a aucun être**.	
            Voilà pour l'idée fausse ; il nous reste à enquêter au sujet de l'idée douteuse, c'est-à-dire à rechercher quelles sont celles qui nous peuvent jeter dans le doute, et en même temps comment l'état de doute est levé. Je parle du vrai doute dans l'esprit, et non de celui que nous voyons ici ou là survenir quand quelqu'un dit, en paroles, qu'il doute, quoique son âme ne doute pas : en effet, amender cela	
* Ce ne sont pas là des attributs de Dieu montrant son essence, comme je le montrerai dans la Philosophie.	
** Cela a déjà été démontre plus haut. Si en effet un tel étant n'exigtait Pas, il ne pourrait jamais être produit ; et par suite l'esprit pourrait comprendre plus que la Nature ne peut fournir, ce dont on a vu plus haut la fausseté.	
						
						
						
						
						
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n'appartient pas à la méthode, cela appartient plutôt à la recherche de l'opiniâtreté, et à son amendement. [78] Et donc, il n'y a dans l'âme aucun doute provenant de la chose même sur quoi il y a doute, c'egt-à-dire, s'il n'y a qu'une seule idée dans l'âme, qu'elle soit vraie ou fausse, il n'y aura aucun doute, ni non plus aucune certitude, mais seulement telle sensation. En effet, elle n'est en soi rien d'autre que telle sensation ; mais il y aura doute en provenance d'une autre idée qui n'est pas si claire et digtinde que nous puissions à partir d'elle conclure quelque chose de certain a propos de la chose sur quoi il y a doute, c'est-à-dire, l'idée qui nous jette dans le doute n'est pas claire et distincte. Par ex., si quelqu'un n'a jamais pensé au caractère trompeur des sens, soit par expérience soit de toute autre manière, il n'aura jamais de doute sur la question de savoir si le Soleil est plus grand ou plus petit qu'il n'apparaît. C'est pourquoi les paysans un peu partout s'étonnent quand ils entendent dire que le Soleil est beaucoup plus grand que le globe terrestre ; mais c'est en pensant au caractère trompeur des sens que naît le doute. Et si quelqu'un, après le doute*, a acquis la connaissance vraie des sens, et a appris comment les choses sont représentées à distance par l'entremise de leurs outils, alors le doute à son tour est levé.
D'où suit que nous ne pouvons révoquer en doute les idées vraies au motif qu'il y aurait peut-être un certain Dieu trompeur qui nous induirait en erreur jusque dans les choses les plus certaines, sinon aussi longtemps que nous n'avons aucune idée claire et distincte de Dieu, c'est-à-dire si, prêtant attention à la connaissance que nous avons au sujet de l'origine de toutes choses, nous ne trouvons rien qui nous enseigne qu'il n'est pas trompeur, et ce de cette même connaissance par quoi, quand nous prêtons attention à la nature du triangle, nous trouvons que ses trois angles sont égaux à deux droits ; mais si nous avons une connaissance de Dieu telle que nous l'avons du triangle, alors tout doute est levé. Et de même que nous pouvons parvenir à une telle connaissance du triangle quoique nous ne sachions pas avec certitude si quelque trompeur suprême nous induit en erreur, de même aussi nous pouvons parvenir à une telle connaissance de Dieu quoique nous ne
* C'est-à-dire, il sait que les sens l'ont parfois trompé ; mais il ne le sait que confusément, car il ne sait pas comment trompent les sens.
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sachions pas avec certitude s'il y a quelque trompeur suprême ; et, pourvu que nous l'ayons, elle suffira à lever, comme je l'ai dit, tout doute que nous pouvons avoir au sujet des idées claires et distinctes. [80] En outre, si quelqu'un procède droitement en cherchant ce qu'il faut d'abord chercher, sans que soit jamais interrompu l'enchaînement des choses, et s'il sait comment il faut déterminer les questions avant que de nous attaquer à leur connaissance, il n'aura jamais que des idées très certaines, c'est-à-dire claires et distinctes. Car le doute n'est rien d'autre qu'une suspension de l'âme ayant trait à certaine affirmation ou négation, qu'elle affirmerait ou nierait si ne se présentait quelque chose dont l'ignorance fait que la connaissance de cette chose est forcément imparfaite. D'où l'on infère que le doute naît toujours de ce que les choses sont examinées sans ordre.
[81] Voilà pour ce que j'ai promis de livrer dans cette première partie de la méthode. Mais pour ne rien omettre de ce qui peut contribuer à la connaissance de l'intellect, et à ses forces, je vais aussi traiter brièvement de la mémoire et de l'oubli ; et ce qu'il faut surtout considérer ici, c'est que la mémoire est renforcée à l'aide de l'intellect, et également sans l'aide de l'intellect. Car, quant au premier point, plus une chose est intelligible, plus elle est facile à retenir, et au contraire, moins elle l'est, plus il nous est facile de l'oublier. Par ex., si je livre à quelqu'un une foule de mots sans liens, il aura beaucoup plus de mal à les retenir que si je lui livre les mêmes mots sous forme de narration. [82] La mémoire est également renforcée sans l'aide de l'intellect, j'entends : par la force avec laquelle l'imagination, ou le sens qu'on appelle commun, est affedé par quelque chose singulière corporelle. Je dis singulière : l'imagination, en effet, n'est affedée que par des singuliers. Car si quelqu'un, par ex., n'a lu qu'un roman d'amour/25, il le retiendra très bien aussi longtemps qu'il n'en aura pas lu plusieurs autres de ce genre, parce que alors il est seul à exercer sa force dans l'imagination ; mais s'il s'y en trouve plusieurs du même genre, nous les imaginons tous à la fois, et il est facile de les confondre. Je dis aussi corporelle : car l'imagination est affeétée par les seuls corps. Puisque donc la mémoire est renforcée par l'intellea, et également sans l'intelled, on en conclut qu'elle est quelque chose de différent de l'intellect, et qu'eu égard à l'intellect considéré en lui-même il
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n'y a ni mémoire ni oubli. [83] Que sera donc la mémoire ? Rien d'autre que la sensation des impressions du cerveau, avec en même temps une pensée pour la durée déterminée de la sensation* ; ce que montre également la réminiscence. Car là, l'âme pense bien à cette sensation, mais non sous une durée continue ; et ainsi l'idée de cette sensation n'est pas la durée même de la sensation, c'est-à-dire la mémoire même. Quant à savoir si les idées elles-mêmes pâtissent de quelque corruption, nous le verrons dans la Philosophie. Et si quelqu'un trouve cela tout à fait absurde, il suffira à notre propos qu'il pense que, plus une chose est singulière, plus elle est facile à retenir, comme cela suit avec évidence de l'exemple du roman qu'on vient d'alléguer. Ensuite, que plus une chose est intelligible, plus également elle est facile à retenir. D'où vient que nous ne pourrons pas ne pas retenir celle qui est au plus haut point singulière, et qui n'est qu'intelligible.				
[84] Ainsi donc nous avons distingué entre l'idée vraie et toutes les autres perceptions, et nous avons montré que les idées feintes, fausses, et les autres tirent leur origine de l'imagination, c'est-à-dire de certaines sensations fortuites (pour ainsi dire) et sans liens, qui naissent non de la puissance même de l'esprit, mais de causes extérieures, conformément aux divers mouvements que reçoit le corps, qu'il dorme ou qu'il veille. Ou, si cela te plaît, entends ici par imagination tout ce que tu veux pourvu que ce soit quelque chose de différent de l'intelled, et qui fasse jouer à l'âme le rôle de patient ; en effet, quoi que tu prennes, cela revient au même dès lors que nous la savons être quelque chosede vague et par quoi l'âme pâtit, et qu'en même temps nous savons aussi comment nous nous en libérons à l'aide de l'intellect. Qu'on ne s'étonne donc pas non plus si je ne prouve pas encore, ici, que corps il y a, et autres choses nécessaires, alors pourtant que je parle de l'imagination, du corps et de son état. C'est que, comme je l'ai dit, quoi que					
* Et si la durée est indéterminée, la mémoire de cette chose est imparfaite, ce que chacun, semble-t-il, a également appris de la Nature. Souvent en effet, pour mieux croire à ce que dit quelqu'un, nous demandons quand et où cela s'est passé. Les idées elles-mêmes ont beau avoir elles aussi une durée dans l'esprit, comme néanmoins nous sommes habitués à déterminer la durée à l'aide de quelque mesure de mouvement, ce qui se fait également à l'aide de l'imagination, par suite nous n'observons jusqu'ici aucune mémoire qui soit de pur esprit.

je prenne, cela revient au même dès lors que je sais que c'est quelque chose de vague, etc.	
[85] Or nous avons montré que l'idée vraie est simple, ou composée de simples, et elle montre comment et pourquoi quelque chose est, ou s'est produit, et que ses effets objectifs dans l'âme procèdent à proportion de la formalité de l'objet même ; et c'eft cela même qu'ont dit les Anciens, à savoir que la science vraie procède de la cause aux effets si ce n'est que jamais, que je sache, ils n'ont conçu, comme nous ici, l'âme agissant selon des lois précises, et telle qu'un certain automate spirituel". [86] D'où nous avons acquis, autant que faire se pouvait au début, une connaissance de notre intelled, et une norme de l'idée vraie telle que nous n'ayons plus peur de confondre le vrai avec le faux et le feint ; et nous ne nous demanderons pas non plus avec étonnement pourquoi nous comprenons certaines choses qui ne tombent d'aucune manière sous l'imagination, pourquoi il en est d'autres dans l'imagination qui battent tout à fait en brèche l'intelled, et d'autres enfin qui conviennent avec l'intelled, puisque nous savons que les opérations qui produisent les imaginations se font selon d'autres lois, tout à fait différentes des lois de l'intelled, et que l'âme, quand il s'agit d'imagination, n'a qu'un rôle de patient. [87] D'où ressort également avec évidence combien il est facile à ceux qui n'ont pas distingué avec soin entre imagination et intel-ledion de tomber dans de grandes erreurs. Dans celles-ci, par ex.: que l'étendue doit être en un lieu, qu'elle doit être finie, ses parties se distinguant réellement les unes des autres, qu'elle est le premier et unique fondement de toutes choses, qu'elle occupe plus d'espace à un certain moment qu'à un autre, et beaucoup d'autres choses du même genre, qui toutes s'opposent entièrement à la vérité, comme nous le montrerons en son lieu.				
[88] Ensuite, puisque les mots sont une partie de l'imagination, c'est-à-dire, puisque nous feignons uantité de concepts conformément à la manière vague dont ils se composent dans la mémoire à partir de quelque disposition du corps, il ne faut par suite pas douter que les mots aussi, autant que l'imagination, puissent être cause d'erreurs nombreuses et grandes si nous n'avons pas une très grande méfiance envers eux. [89] Ajoute à cela qu'ils ont été constitués au gré et à la portée des gens ordinaires, en sorte qu'ils ne sont que des signes des choses, conformes à ce qu'elles			
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sont dans l'imagination et non à ce qu'elles sont dans l'intellect ; ce qui ressort clairement et évidemment de ceci que, à toutes celles qui sont seulement dans l'intellect et non dans l'imagination, ils ont souvent donné des noms négatifs, comme sont incorporel, infini, etc., et qu'il en est aussi beaucoup, qui sont en vérité affirmatives, qu'ils expriment pourtant négativement, et inversement, comme sont incréé, indépendant, infini, immortel, etc. : la raison en est qu'il nous est bien plus facile d'imaginer leurs contraires, si bien que ceux-ci se sont présentés d'abord aux premiers hommes et se sont arrogé les noms positifs. Il y a quantité de choses que nous affirmons et nions parce que affirmer et nier cela est souffert par la nature des mots, mais non par la nature des choses ; et par suite, cette ignorance nous fera facilement prendre le faux pour le vrai. [90] Nous évitons, en outre, une autre grande cause de confusion, et qui empêche l'intellect de réfléchir sur lui-même : j'entends que, quand nous ne distinguons pas entre imagination et intellection, nous pensons que ce qui nous est plus facile à imaginer nous est plus clair, et ce que nous imaginons, nous pensons le comprendre. D'où vient que nous mettons avant ce qui doit venir après, et ainsi l'ordre de progression vrai se trouve inversé, et rien n'est conclu légitimement.
[91] En outre, pour en arriver enfin à la seconde partie de cette méthode*, je vais exposer, premièrement, notre but dans cette méthode, et ensuite, les moyens que nous avons de l'atteindre. Et donc, le but est d'avoir des idées claires et distinctes, telles, évidemment, qu'elles sont faites à partir du pur esprit, et non à partir des mouvements fortuits du corps. Ensuite, pour que toutes les idées soient ramenées à une seule, nous nous efforcerons de les enchaîner et ordonner de telle manière que notre esprit, autant qu'il en a le pouvoir, rapporte objedivement la formalité de la Nature, prise en sa totalité aussi bien qu'en ses parties.
[92] Sur le premier point, comme nous l'avons déjà livré, il est requis pour notre fin dernière qu'une chose soit conçue par l'entremise ou bien de sa seule essence, ou bien de sa cause prochaine. J'entends : si la chose est en soi, ou
* La principale règle de cette partie est, comme il suit de la première partie, de passer en revue toutes les idées que nous trouvons en nous provenir du pur intellea, pour les distinguer de celles que nous imaginons ; ce qu'il faudra tirer des propriétés de l'une et de l'autre, j'entends de l'imagination et de l'intellection.
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bien, comme on dit ordinairement, cause de soi, alors elle devra être comprise par l'entremise de sa seule essence ; et si la chose n'est pas en soi mais requiert une cause pour exigter, alors elle doit être comprise par l'entremise de sa cause prochaine. Car en vérité la connaissance de l'effet n'est rien d'autre qu'acquérir une connaissance plus parfaite de la cause*. [93] D'où vient qu'il ne nous sera jamais permis, aussi longtemps qu'il s'agit pour nous d'enquêter sur les choses, de conclure quelque chose à partir d'abstraits, et nous aurons grand soin de ne pas mélanger ce qui n'est que dans l'intellect avec ce qui est dans la chose. Mais la meilleure conclusion devra se tirer de quelque essence particulière affirmative, autrement dit d'une définition vraie et légitime. Car, des seuls axiomes universels, l'intellect ne peut pas descendre jusqu'aux singuliers, puisque les axiomes ont une extension infinie et ne déterminent pas l'intellect à contempler tel singulier plutôt que tel autre. [94 Et donc la droite voie du découvrir consiste à former des pensées à partir d'une certaine définition donnée : progression qui sera d'autant plus heureuse et facile que nous aurons mieux défini une chose. Et donc le pivot de toute cette seconde partie de la méthode consiste en ceci seul, j'entends : apprendre à connaître les conditions d'une bonne définition, et ensuite, en la manière de les trouver. C'est pourquoi je traiterai, premièrement, des conditions de la definition.
[95] Une définition, pour être dite parfaite, devra expliquer l'essence intime de la chose, et veiller à ce qu'à sa place nous ne substituions certains propres ; et pour expliquer cela, laissant de côté d'autres exemples pour ne pas avoir l'air de vouloir débusquer les erreurs d'autrui, je m'en tiendrai à apporter l'exemple d'une certaine chose abstraite qui est pareillement de quelque manière qu'on la définisse, à savoir le cercle : si on le définit comme étant une certaine figure dont les lignes menées du centre jusqu'à la circonférence sont égales, il n'est personne qui ne voie qu'une telle définition explique très peu l'essence du cercle, mais seulement certaine propriété lui appartenant. Et quoique, comme je l'ai dit, cela importe peu concernant les figures et les autres étants de raison, cela importe pourtant beaucoup
* Noter que de là il apparaît que nous ne pouvons rien comprendre de la Nature sans en même temps rendre plus ample la connaissance de la cause première, autrement dit Dieu.
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concernant les étants physiques et réels ; c'est que les propriétés des choses ne sont pas comprises tant que sont ignorées leurs essences ; or si nous négligeons celles-ci, nous inverserons nécessairement l'enchaînement de l'intellect, lequel doit rapporter l'enchaînement de la Nature, et nous nous écarterons tout à fait de notre but. [96] Et donc, pour nous libérer de ce vice, voici ce qu'il faudra observer dans une définition.					
I. S'il s'agit d'une chose créée, la définition devra, comme nous l'avons dit, embrasser la cause prochaine. Par ex., selon cette loi il aurait fallu définir le cercle ainsi : c'est une figure qui est décrite par une ligne quelconque dont une extrémité est fixe et l'autre mobile ; définitionqui embrasse clairement la cause prochaine. 
II. D'une chose est requis un concept, autrement dit une définition, telle que toutes les propriétes de la chose, quand elle est considérée seule et non conjointe avec d'autres, puissent en être conclues, comme on peut voir dans cette définition du cercle. Car d'elle on conclut clairement que toutes les lignes menées du centre à la circonférence sont égales ; et que ce soit là un réquisit nécessaire pour une définition, c'est par soi tellement manifeste à qui prête attention qu'il ne semble pas valoir la peine de s'attarder à le démontrer, pas plus que de montrer, a partir de ce second réquisit, que toute définition doit être affirmative. Je parle d'une affirmation intelleetive, me souciant peu de la verbale, laquelle pourra éventuellement, à cause de la pénurie de mots, s'exprimer parfois négativement quoique l'intelle6tion soit affirmative.	
97] Quant à la définition d'une chose incréée, en voici les réquisits :
I. Qu'elle exclue toute cause, c'est-à-dire que l'objet n'ait besoin de nul autre que son être à lui pour être expliqué.		
II. Qu’une fois donnée la définition de cette chose, il n'y ait plus lieu de poser la question : est-elle ?	
III. Qu'elle ne contienne, eu égard à l'esprit, aucun substantif qui puisse être adjectivé, c'est-à-dire qu'elle ne soit pas expliquée par le moyen de certains abstraits.						
IV. Et enfin (quoiqu'il ne soit pas tout à fait nécessaire de le remarquer) il est requis que de sa définition toutes ses propriétés se concluent. Toutes choses qui deviennent également  manifestes à qui prête attention avec soin.						
[98] J'ai dit aussi que la meilleure conclusion devra se 
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tirer de quelque essence particulière affirmative : en effet, plus une idée est spéciale/27, plus elle est distincte, et partant, plus elle est claire. D'où vient que nous devons rechercher le plus possible la connaissance des particuliers.	
[9] Quant à l'ordre, maintenant, et pour que toutes nos perceptions soient ordonnées et unies, il est requis, et la raison réclame, que, dès que faire se peut, nous recherchions s'il y a quelque étant, et en même temps quel il serait, qui soit cause de toutes choses, pour que son essence objective soit également cause de toutes nos idées, et alors notre esprit, comme nous l'avons dit, rapportera au plus haut degré la Nature, car il en contiendra objeétivement et l'essence, et l'ordre, et l'union. D'où nous pouvons voir qu'il nous est en tout premier lieu nécessaire de toujours déduire toutes nos idées à partir de choses physiques, autrement dit d'étants réels, en progressant, autant qu'on peut faire, selon la série des causes, d'un étant réel a un autre étant réel, et de telle façon que nous ne passions pas aux abstraits et aux universaux, autrement dit sans conclure d'eux quelque chose de réel, et sans non plus qu'eux soient conclus de quelque chose de réel. En effet l'une et l'autre chose interrompt le progrès vrai de l'intelled. [100] Mais il faut remarquer qu'ici, par série des causes et des étants réels, je n'entends pas la série des choses singulières changeantes, mais seulement la série des choses fixes et éternelles. En effet, la série des choses singulières changeantes, il serait impossible à la faiblesse humaine de l'atteindre, tant à cause de leur multitude surpassant tout nombre qu'à cause de l'infinité des circonstances dans une seule et même chose, circonstances dont chacune peut être cause que la chose existe ou n'existe pas, puisque l'existence de ces choses n'a aucune connexion avec leur essence, autrement dit (comme nous l'avons dit) n'est pas une vérité éternelle. [101] Mais en vérité, nous n'avons pas non plus besoin de comprendre leur série, s'il est vrai que les essences des choses singulières changeantes ne sont pas à tirer de leur série ou ordre d'existence, puisque ce dernier ne nous offrirait rien d'autre que des dénominations extrinsèques, des relations ou, au mieux, des circonstances, choses qui sont toutes fort éloignées de l'essence intime des choses. Mais cette dernière est à demander aux choses fixes et éternelles, et en même temps aux lois inscrites dans ces choses comme en leurs vrais codes, lois selon lesquelles se font et s'ordonnent tous		
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les singuliers ; bien plus, ces singuliers changeants dépendent si intimement et essentiellement (si je puis dire) de ces fixes que sans ces derniers ils ne peuvent ni être ni se concevoir. D'où vient que ces fixes et éternels ont beau être singuliers, ils seront pourtant pour nous, à cause de leur présence partout et de leur puissance très ample, comme des universaux, autrement dit les genres des définitions des choses singulières changeantes, et les causes prochaines de toutes choses.
[102] Mais, s'il en est ainsi, il semble qu'il y ait là-dessous une difficulté, qui n'est pas mince, pour que nous puissions parvenir à la connaissance de ces singuliers : car les concevoir tous ensemble est une affaire qui surpasse de beaucoup les forces de l’intellect humain. Et l'ordre pour que l'un soit compris avant un autre n'est pas à demander, comme nous l'avons dit, à leur série dans l'exister, ni non plus aux choses éternelles. Là, en effet, ils sont tous ensemble par nature. D'où vient qu'il faut nécessairement chercher d'autres aides que celles dont nous usons pour comprendre les choses éternelles et leurs lois ; et pourtant ce n'est pas ici le lieu de les livrer, et il n'en est pas non plus besoin aussi longtemps que nous n'aurons pas acquis une connaissance suffisante des choses éternelles et de leurs lois infaillibles, et que la nature de nos sens ne se sera pas fait connaître de nous. [103] Avant de nous attaquer à la connaissance des choses singulières, il sera temps pour nous de livrer ces aides, qui tendent toutes à ce que nous sachions user de nos sens et faire, selon des lois précises et avec ordre, des expérimentations qui suffisent à déterminer la chose qui est étudiée, pour qu'enfin nous en concluions selon quelles lois des choses éternelles elle s'est faite, et pour que sa nature intime se fasse connaître de nous, comme je le montrerai en son lieu. Ici, pour en revenir à mon propos, je m'efforcerai seulement de livrer ce que l'on voit nous être nécessaire pour pouvoir parvenir à la connaissance des choses éternelles, et pour former leurs définitions aux conditions livrées plus haut. [104] Pour ce faire, il faut se remettre en mémoire ce que nous avons dit plus haut, à savoir que, lorsque l'esprit prête attention à quelque pensée pour la peser avec soin et en déduire en bon ordre ce qu'il faut légitimement déduire, si elle était fausse, il débusquera la fausseté ; mais si elle était vraie, alors il continuera avec bonheur et sans aucune interrup-							
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tion à déduire de là des choses vraies ; cela, dis-je, est requis pour notre affaire. Car en l'absence de fondement nos pensées peuvent se terminer/29. [105] Si donc nous voulons suivre à la trace la chose première entre toutes, il est nécessaire qu'il y ait quelque fondement qui y dirige nos pensées. Ensuite, puisque la méthode est la connaissance réflexive elle-même, ce fondement qui doit diriger nos pensées ne peut être nul autre que la connaissance de ce qui constitue la forme de la vérité, et la connaissance de l'intellect, de ses propriétés et de ses forces : en effet, celle-ci acquise, nous aurons un fondement à partir duquel nous déduirons nos pensées, et une voie par laquelle l'intellect, si loin que porte sa capacité, pourra parvenir à la connaissance des choses éternelles, compte évidemment tenu des forces de l'intellect. [106] Mais s'il appartient à la nature de la pensée de former des idées vraies, comme cela a été montré dans la première partie, ce qu'il faut maintenant rechercher ici, c'est ce que nous entendons par forces et puissance de l'intelled. Mais puisque la principale partie de notre méthode est de comprendre au mieux les forces de l’intellect et sa nature, nous sommes nécessairement contraints (par ce que j'ai livré dans cette secondepartie de la méthode) de déduire ces choses-là de la définition même de la pensée et de l'intellect.
[107] Seulement jusqu'ici nous n'avons eu aucune règle pour trouver les définitions, et comme nous ne pouvons pas en livrer sans que soit connue la nature, autrement dit la définition de l'intellect, et sa puissance, de là suit que, ou bien la définition de µEntelle& doit être claire par soi, ou bien nous ne pouvons rien comprendre. Elle n'est pourtant pas absolument claire par soi ; et pourtant, parce que ses propriétés, comme tout ce que nous tenons de l'intellea, ne peuvent être clairement et di§tinaement perçues si n'est pas connue leur nature, en conséquence la définition de Entelle& se fera connaître par soi si nous prêtons attention à celles de ses propriétés que nous comprenons clairement et distinctement. Énumérons donc ici les propriétés de l’intellect et pesons-les avec soin, et commençons à traiter de nos outils innés*.
[108] Les propriétés de l’intellect que j'ai principalement remarquées et que je comprends clairement sont :
I. Qu’il	enveloppe certitude, c'est-à-dire qu'il sait que les
* Voir plus haut § 30 et suiv.
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choses sont formellement comme elles sont contenues objedivement en lui.
II. Qu'il perçoit certaines choses, autrement dit forme certaines idées, absolument, et certaines à partir d'autres. Ainsi forme-t-il absolument l'idée de quantité, sans prêter attention à d'autres pensées ; mais il ne forme les idées de mouvement qu'en prêtant attention à l'idée de quantité.
III. Celles qu'il forme absolument expriment l'infinité ; mais déterminées sont celles qu'il forme à partir d'autres. En effet, s'il perçoit l'idée de quantité par l'entremise d'une cause, alors il détermine la quantité/30 : ainsi en est-il quand il perçoit que du mouvement d'un plan naît un corps, du mouvement d'une ligne un plan, et enfin du mouvement d'un point une ligne, perceptions qui, assurément, ne servent pas a comprendre la quantité, mais seulement à la déterminer. Ce qui se voit à ceci que nous concevons ces perceptions comme si elles naissaient du mouvement, alors pourtant que ce n'est qu'une fois perçue la quantité que le mouvement est perçu, et que nous pouvons même continuer le mouvement jusqu'à former une ligne à l'infini, ce que nous ne pourrions guère faire si nous n'avions l'idée d'une quantité infinie.
IV. Il forme les idées positives avant les négatives.
V. Il perçoit les choses non tant sous la durée que sous un certain aspect d'éternité/31, et en nombre infini ; ou plutôt, pour percevoir les choses, il ne prête attention ni au nombre ni à la durée ; tandis que, quand il imagine les choses, il les perçoit sous un nombre précis, une durée et une quantité déterminées.
Les idées que nous formons claires et distinctes, on les voit suivre tellement de la seule nécessité de notre nature qu'on les voit dépendre absolument de notre seule puissance ; mais les confuses, c'est le contraire. En effet, c'est souvent contre notre gré qu'elles se forment.
VI. Les idées de choses que l'intellect forme à partir d'autres, l'esprit peut les déterminer de quantité de manières : ainsi, pour déterminer par ex. le plan d'une ellipse, il feint qu'une pointe en contact avec une corde se meut selon deux centres, ou bien il conçoit une infinité de points ayant toujours le même rapport précis à une ligne droite donnée, ou bien un cône tronqué par quelque plan oblique de telle sorte que l'angle d'inclinaison soit plus grand que l'angle du sommet du cône, ou bien il procède d'une infinité d'autres manières.
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VIII. Les idées, plus elles expriment de perfection d'un objet, plus elles sont parfaites. Car l'artisan qui a excogité une chapelle, nous ne l'admirons pas autant que celui qui a excogité un temple remarquable.
[109] Je ne m'attarde pas à toutes les autres choses qui se rapportent à la pensée, comme l'amour, la joie, etc. ; car elles ne contribuent en rien à notre présent dessein, et elles ne peuvent non plus être conçues si l'intelled n'est pas perçu. Car, quand la perception est totalement supprimée, toutes ces choses sont supprimées.
[110] Les idées fausses et feintes (comme nous l'avons abondamment montré) n'ont rien de positif pour quoi on les dit fausses ou feintes ; il ne tient qu'à un défaut de connaissance qu'on les considère comme telles. Donc les idées fausses et feintes, en tant que telles, ne peuvent rien nous apprendre sur l'essence de la pensée; mais celle-ci est à demander aux propriétés positives qu'on vient de passer en revue, c'est-à-dire qu'il faut maintenant établir quelque chose de commun d'où suivent nécessairement ces propriétés, autrement dit qui soit tel que, quand il y a ce quelque chose, il y ait nécessairement ces propriétés, et, quand ce quelque chose est supprimé, tout cela soit supprimé.

Le reste manque/32.

Traité de l’amendement de l’intellect

NOTICE

On ne connaît ce traité que par les OEuvres posthumes de 1677, où il figure en troisième position, après l'Éthique et le Traité politique. Dans la mesure où les Nagelate schriften, parus la même année, donnent en notes marginales les mots latins correspondant à la version néerlandaise, on peut supposer que la version originale est celle des Opera posthuma. A en croire l'« Avertissement au lecteur » des éditeurs, il s'agit d'un écrit ancien, que son auteur « eut toujours dans l'esprit d'achever ». Certaines des nombreuses notes en bas de page, toutes dues à Spinoza, accréditent de fait l'idée qu'il a relu, une fois ou l'autre, son manuscrit, et repéré les passages qui exigeaient d'être revus ou développés. En dépit de son inachèvement et, à certains égards, de ses imperfections, ce bref ouvrage était d'un assez grand prix pour mériter d'etre recueilli dans les OEuvres posthumes.
De quand dater la rédaction primitive ? Les meilleurs spécialistes en ont débattu et en débattent encore. De leur réponse dépend, entre autres choses, la chronologie des premières oeuvres, et donc de l'histoire intellectuelle de Spinoza : son premier écrit est-il le Court traité ou bien ce traité-ci ? Tous s'accordent à penser que ces deux ouvrages appartiennent au tout début de son travail philosophique, mais les opinions diffèrent quant à l'ordre de rédaction. Le point de départ de leur enquête est, à peu près dans tous les cas, ce passage de la lettre 6 à Oldenburg, de décembre 1661 sans doute : « Quant à votre nouvelle question, à savoir comment les choses ont commencé d'être, et par quel noeud elles dépendent de la cause première : j'ai écrit à ce sujet, et sur l'amendement de l'intellect, tout un opuscule [de hac re et etiam de emendatione intelleaue integrum opusculum], que je suis occupé à transcrire et à amender. Mais il m'arrive de laisser ce travail de côté, parce que je n'ai encore pris aucune décision ferme concernant sa publication/1. » Les chercheurs ont tout naturellement pensé que l'opuscule en question était le traité que nous connaissons sous le titre
Lettre 6, p. 1023.
1498

De intellectus emendatione. Mais on ignore si ce titre est dû à Spinoza ou à ses éditeurs. En outre, le De intellectus emendatione ne traite pas de l'origine des choses, mais essentiellement de la méthode, et l'on n'y trouve pas une fois la formule « intellectus emendatio ». Par ailleurs, son inachèvement interdit de penser que Spinoza, à la date (controversée) de la lettre 6, ait pu écrire qu'il l'avait composé entièrement et envisageait sa publication. Toutes ces observations ont été faites par Filippo Mignini, qui, au terme de minutieux travaux, soutient que l'« integrum opusculum » ne renvoie pas au De intellecta emendatione, mais au Court traité, lequel lui est postérieur et peut être tenu pour « la première rédaction de l'Éthique/1 ». L'« amendement de l'intellect » évoqué dans la lettre 6 faisant alors référence à la deuxième partie du Court traité, consacrée, selon F. Mignini reprenant l'expression de Tschirnhaus, à la « médecine de l'esprit» (medicina mentis). Mignini propose ainsi de rompre avec la chronologie traditionnellement adoptée, et fait du De intellectus emendatione la première oeuvre de Spinoza, bientôt suivie par le Court traité, et non plus l'inverse. Et ce travail inaugural sur la méthode serait resté à l'état de manuscrit, sans que jamais Spinoza l'ait communiqué à ses amis puisque tant Bouwmeester (voir la lettre 37, en réponse à ce dernier) que Tschirnhaus (voir la lettre 59) lui réclament ses pensées sur la méthode. La batterie d'arguments qu'avance Mignini à l'appui de ses conclusions emporte mon adhésion, pour l'essentiel : la rédaetion du Traité de l'amendement est antérieure à celle du Court traité.
Je vois en outre un argument puissant en faveur de la priorité de ce traité dans ce que l'on appelle parfois son prologue. Ce mot tend insidieusement à faire jouer aux quatorze premiers paragraphes un rôle un peu subalterne, alors qu'on y trouve les seules données autobiographiques concernant ce que l'on pourrait appeler la vocation de Spinoza. On peut, bien sûr, n'y voir qu'une sorte de pendant aux premières pages du Discours de la méthode ou même des Méditations métaphysiques de Descartes, mais on n'a aucune raison de penser que Spinoza, surtout dans un écrit qu'il garda soigneusement par-devers lui, n'ait pas raconté ce qui s'est véritablement passé en lui pour qu'il devînt celui que l'on connaît. Il a bien fallu qu'il y eût des causes pour que le jeune Bento, issu de la boutique d'épices* et de produits exotiques, devînt l'homme qui signera, peu d'années plus tard, Benedictus de Spinoza. Ces causes, ici il nous les donne. Déceptions, désespoir, presque jusqu'à la mort. Gloire, argent, sexe, rien de tout ce que l'on voit mouvoir et émouvoir les gens n'a su le contenter, il veut plus : être satisfait pour l'éternité. Et sans doute est-il déjà tout près de mettre en oeuvre le vaste programme qu'il s'est mis en tête, et de rédiger le Court traité de Dieu, de l'homme et de son bien-être, qui le mènera, pas à pas, jusqu'à écrire une Éthique, d'abord en trois parties, puis en cinq.
Ce traité-ci présente une autre particularité, d'un ordre tout différent : le lecteur accoutumé à l'extrême rigueur démonstrative des textes ultérieurs, à leur précision lexicale strictement contrôlée, ne manquera pas d'y rencontrer, comme l'ont noté les éditeurs, quantité de choses obscures. La démarche d'ensemble est apparemment claire, et le § 49,
1. Voir les Introductions respectives de F. Mignini au De intellatus emendatione et au Court traité (Spinoza, Œuvres, t. I : Premiers écrits, PUF, 2009 [p. 172 pour la présente citation]), qui offrent un exposé détaillé du problème posé aux plus eminents éditeurs (Van Vloten, Freudenthal, Gebhardt) par cet opuscule, ainsi que le résultat de ses propres recherches.

par exemple, donne un résumé très exact du premier mouvement du traité, mais ce résumé dissimule les difficultés réellement rencontrées à la lecture, qui en est émaillée, chacun le ressentira. Les notes de bas de page montrent que l'auteur y a été lui-même sensible. On peut imputer ces obscurités au caractère inachevé de l'oeuvre, mais aussi à sa date précoce. Spinoza n'en est qu'à ses débuts, sa formation philosophique, tout entière du côté des Modernes, s'est faite dans le sillage de Bacon et surtout de Descartes, avec lequel il s'explique ardemment tout au long de cet ouvrage, et dont, tout en en restant imprégné, il s'est déjà éloigné sur le point capital, Dieu. L'impression que donne la lecture de ce traité, au-delà du brillant des analyses et de l'extrême détermination à philosopher, c'est que Spinoza y cherche encore sa voie. Parti en quête du vrai bien, il se voit contraint de chercher, comme l'indique le sous-titre, « la voie par laquelle on dirige au mieux [l'intellect] vers la vraie connaissance des choses », et c'est ainsi que cet ouvrage, d'éthique qu'il semblait devoir être, se change en discours de la méthode et en Traité de l'amendement de l'intelletct. La quête est opiniâtre, parfois tortueuse, et finalement elle tourne court/1. Il n'aura pas trouvé. Pas ici, mais il trouvera, dans ce qu'il désigne ici ou là, d'ores et déjà, de manière énigmatique, peut-être encore programmatique, par ces mots : « la Philosophie » ou « ma Philosophie ». Ce sera le Court traité, qui, au fil des années, s'épanouira en une Éthique. Ce n'est pas le moins émouvant que de saisir ainsi sur le vif, jusque dans l'aporie, une grande pensée qui se cherche.
Un mot sur le titre : je n'ai pas cru devoir me conformer à la longue tradition inaugurée par Émile Saisset, premier traducteur français, en 1842, du Tractatus de intellectus emendatione, qu'il publia, au sein d'un volume d'OEuvres de l'auteur, sous le titre Traité de la réforme de l'entendement. Ayant choisi, depuis ma première traduction de l'Éthique, de rendre intellectus par « intellect », je m'y tiens. Quant à cette « réforme », elle ne m'a jamais satisfait. Littré donne certes à « réforme », comme premier sens, « changement en bien », mais l'expérience enseigne surabondamment que nombre de réformes ne sont pas des changements en bien. « Amender » a pour lui de venir tout droit d'emendare, d'être d'usage courant dans l'édition (« nouvelle édition soigneusement amendée ») comme dans l'agriculture, et Littré le définit comme « rendre meilleur », et « amendement » comme « changement en mieux ». Sans me laisser arrêter par l'idée qu'il y a de mauvais amendements tout comme de mauvaises réformes, j'opte donc pour « amendement » : Traité de l'amendement de l'intellect.
BERNARD PAUTRAT.

NOTE SUR LE TEXTE
La traduction suit le texte de l'édition Gebhardt, mais tient largement compte de la leçon soigneusement établie par Filippo Mignini. La numérotation en paragraphes inaugurée par Carl Hermann Bruder (1843), devenue usuelle, est indiquée entre crochets.
1. Sur ce point, voir n. 29, P. 41.
1500	
Pour un commentaire suivi de l'ensemble du Traité, on lira avec très grand profit le Traité de la réforme de l'entendement, établissement du texte, traduétion, introducttion et commentaire par Bernard Rousset (Vrin, 1992/1).

NOTES

Les notes 1, 6, 7, 8, 14, 15, 18, 20 et 29 sont reprises de l'édition du texte chez Allia (2016).

1. Et sui communicabile. La tentation est grande d'interpréter ce dernier mot à la lumière de la notion moderne de « communication » : il s'agirait de rechercher un bien qui soit ou qui se rende « communicable. Dans ce sens, Appuhn donne « capable de se communiquer », Caillois « et qui pût se communiquer », Rousset « pouvant se communiquer », Scala « communicable par soi », etc. Mais il est encore plus tentant de lire dans cet adjectif le verbe dont il est dérivé, communicare, qui veut dire classiquement « mettre en commun », « partager » : il ne s'agirait pas seulement d'avoir communication de ce bien (d'être « informé » de son existence et de sa nature), mais également d'en avoir une part, d'y avoir part. La question porterait alors, conformément à la doétrine exposee dans la suite, non seulement sur l'existence d'un tel bien, mais également, d'emblée, sur la possibilité de l'acquérir, de l'avoir soi-même en partage, et, en outre, de le partager avec le plus grand nombre possible d'autres.

2. Divitias, honorem [au singulier], atque libidinem. Je traduis libido par « lubricité », tout comme dans l'Éthique (voir la 48e et dernière définition des affects, à la fin de la IIIe partie). A la lumière de la suite, où l'on entend distinctement l'écho de la sentence de Galien — omne animal trille post coitum —, la traduction par «plaisir » me semble bien trop générale : paraît précisément visé le « désir de l'union des corps ».

3. Sed amor enta rem aeternam, et infinitam solâ laetitiâ perce animum, ipsaque omnis triilitiae est expers. On a beaucoup débattu sur l'interprétation à donner du ipsa. On a parfois voulu, contre toute latinité, qu'il renvoie à amor, qui est masculin. Plus plausiblement, on l'a rapporté à laetitia, comme je le fais moi-même : « et cette joie est exempte de toute tristesse ». Mais au fond cela revient au même, car cette joie est cet amour même. On a ici plus que l'amorce d'un grand thème de Spinoza : l'amour envers Dieu, cette joie, à la différence de tout amour pour une chose périssable, ne peut se changer en haine, ne peut prêter à jalousie, en bref, comme le dira l'Éthique (V, prop. 2o, scol.), « ne peut être souillé d'aucun des vices qui se trouvent dans l'amour ordinaire ». Cette joie-là est la seule à être absolument exempte des tristesses dont sont entachées toutes les autres amours.

4. Spinoza se cite de manière inexacte (cf. § 7).

1. Pour les études critiques et les références des autres tradu&ions convoquées dans les notes, voir la Bibliographie, p. 1817- 1818 et 1832-1834.

5. Excogitare n'est pas « imaginer », mais « faire sortir de la pensée », «inventer en pensée ».

6. A partir de sed tantum, le texte est assez délicat à entendre. Mot à mot : « mais elle est seulement dite ainsi, parce que par hasard elle s'est présentée comme cela, et que nous n'avons aucun autre cas d'expérience [experimentum] qui s'oppose à celui-ci [hoc], et par suite il demeure en nous comme inébranlé ». Dans l'ensemble, mes prédécesseurs lisent occurrit au présent (j'y vois un parfait), mais surtout, à l'exception de Michelle Beyssade, font d'experimentum un équivalent strict d'experientia, si bien que, par exemple, c'est « l'expérience » qui « reste pour cela en nous comme inébranlée » (Rousset). Le sens me semble être celui-ci : il y a eu une expérience (experientia) qui par hasard (d'où le qualificatif de vaga, « errante ») s'est présentée de telle manière (sic) ; or nous n'avons aucun autre cas d'expérience (nullum aliud experimentum) qui s'oppose à celui-là (hoc, ce neutre ne pouvant renvoyer à rien d'autre qu'à experi-mentum) , ce qui veut dire que l'experientia est l'occasion d'un experimentum de hasard, suivi d'aucun autre qui s'y oppose, et donc hoc experimentum, unique, demeure en effet, car rien ne l'ébranle. On pourrait d'ailleurs renforcer cette interprétation en voyant dans sic occurrit une forme impersonnelle (comme dans evenit) n'ayant pas pour sujet experientia, et traduire : « parce que par hasard ça s'est présenté comme ça », ce qui est la juste description de hoc experimentum.

7. Le texte des Opera posthuma donne ici un propter qui n'aurait aucun sens ; à l'instar d'à peu près tous mes prédécesseurs je lui substitue un praeter tout à fait cohérent avec celui de la note suivante de Spinoza, qui enchaîne explicitement sur celle-ci.

8. Ici deux leçons s'offrent à nous. Les Opera posthuma donnent effectus, que Gebhardt amende en effectûs, génitif qui ne peut se rapporter qu'à sensationem: « hormis la sensation même, à savoir la sensation de l'effet », etc. Les Nagelate schiften traduisent comme s'il y avait l'accusatif effectum, qui serait alors une apposition à sensationem : « hormis la sensation même, à savoir l'effet », etc. Contrairement à B. Rousset, je suis amené à rejeter la première solution, et à adopter la deuxième ledure, qu'il qualifie de « sensée mais sommaire ». Or, comme le dit le texte même, c'est bien la sensation qui est un effet (de l'union de l'âme et du corps), effet à partir duquel nous concluons une cause (l'union). De ce qu'il y a sensation, nous concluons clairement, c'est-à-dire nous comprenons, qu'il y a union, sans pour autant comprendre ni la sensation ni l'union. Nous sommes bien ici dans le premier cas de la troisième manière de percevoir, où nous inférons, d'un certain effet, une cause, et où l'essence d'une chose est conclue d'une autre chose, mais non adéquatement. Nous n'entendons en effet rien de la cause, ici l'union, hormis ce que nous considérons dans l'effet (ici la sensation : mon âme sent ce corps que je nomme mon corps), à savoir : mon âme est unie à mon corps sous la forme de la sensation.

9. Tout le développement qui suit se retrouvera, quoique modifié, dans l'Éthique (IIe partie, prop. 4o, scol. 2).
Le couple essence formelle / essence objective renvoie au couple réalité formelle / réalité objective de l'idée chez Descartes, qui lui-même renvoie au couple être formel / être objectif de la scolastique. Cette distinction va à l'encontre de notre saisie intuitive de ces termes : « objectif » est du côté de l'idée, et « formel » du côté de la chose dont
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il y a idée. La chose est une essence formelle dont l'idée de la chose est l'essence objective. Mais en tant qu'essence objective elle est également une chose susceptible d'avoir une essence objective : l'idée de l'idée de la chose.
Sed contrarium datur in his ideis. Nam ut sciam me scia, etc. Ce passage m'est demeuré longtemps obscur, faute de bien comprendre his ideis, et, à comparer les différentes versions, j'ai le sentiment de n'avoir pas été le seul traducteur dans ce cas. La logique du raisonnement tend à échapper à la prise, et cela se reconnaît aux légères retouches auxquelles certains procèdent, « en effet » substitué à « mais », et, dans tous les cas, à l'imprécision du sens à donner à his ideis, « ces idées », qu'aucun tradudeur consulté n'éclaire en note. Il s'agit de ces idées-ci (his), mais lesquelles ? Il me semble que « ces idées » sont les idées qui ont été évoquées en dernier, « ces dernières idées », à savoir l'idée de l'idée, l'idée de l'idée de l'idée, etc., qui ont besoin de l'idée initiale pour exister et être comprises, alors que l'idée initiale, au contraire, n'a pas besoin d'elles pour exister et être comprise.

12. Debito ordine. Entendre par là non pas seulement l'ordre qui convient, mais l'ordre exigé.

13. Ad datae verne ideae normam. Il est devenu classique de traduire ces mots par « selon la norme d'une idée vraie, ou de l'idée vraie donnée ». Expression qui appelle aussitôt la question : donnée par quoi, par qui ? Il me semble qu'il faut plutôt entendre ce datae exactement de la même façon que l'on entend datur, detur, dabitur, dans la phrase précédente : au sens de « y a ». Il faudrait traduire : « selon la norme d'une idée vraie qu'il y a ». S'il y a une idée vraie, c'est dire que nous l'avons, ou, plus neutre encore, qu'on l'a, d'où ma traduction.

14. Nombre d'éditeurs et de tradudeurs ont ajouté ici une négation, qui ne s'autorise ni des Opera posthuma ni des Nagelate schriften, mais trouve sa raison dans la réelle difficulté du passage. Comment interpréter le isto ordine (« cet ordre-là ») dans la suite de la phrase : renvoie-t-il à « l'ordre dû » du paragraphe précédent ? ou bien désigne-t-il l'ordre que Spinoza a suivi pour montrer les vérités de la Nature, et qui ne serait pas l'ordre dû ? En outre, à quelle exposition des vérités de la Nature Spinoza fait-il allusion ? à celle du présent Traité? Mais celui-ci n'est guère loquace sur les vérités de la Nature ; à un autre ouvrage, par exemple à une première mouture de l'Éthique, comme le suggère B. Rousset ? Je me range, pour l'essentiel, aux arguments de ce dernier (p. 258-261) : Spinoza évoque ici un ordre qu'il a suivi, quant à lui, pour exposer les vérités de la Nature ; au lieu de partir d'une idée vraie qu'il a, puis d'en déduire les autres vérités dans l'ordre dû, il a d'emblée procédé à une démonstration ; d'où l'objection : pourguoi ne pas partir d'une première vérité, puisque, vous le dites vous-meme, la vérité se révèle elle-même ? La reponse sera : qu'on me lise en considérant bien l'ordre que j'ai effectivement suivi, et l'on en sortira certain que ce que je dis de la Nature, malgré ses apparences paradoxales, c'est-à-dire contraires à l'opinion reçu, est bien le vrai ; et si j'ai posé ces prémisses, à savoir tout ce qui précède dans le Traité, voire le Traité tout entier, c'est justement pour faire comprendre que la certitude ne se rencontre pas seulement dans la première connaissance réflexive, mais se propage également dans le cours des démonstrations qui la
développent. En ce sens Spinoza, en suivant cet « ordre là », a bien
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suivi l'ordre dû ; simplement, dans le texte qu'il évoque, il l'a fait d'emblée, il a tout de suite déduit, produisant ainsi des énoncés à la fois démontrés, donc vrais, et d'apparence paradoxale ; mais c'est justement parce que nous savons quelle teneur de vérité peut avoir une démonstration pour peu qu'elle procède selon l'ordre dû à partir d'une première idée vraie que nous serons certains des résultats de ces démonstrations, malgré leur apparence paradoxale. Maintenant, dans quel ouvrage Spinoza procède-t-il ainsi d'emblée ? Je suis d'accord avec Rousset : ce ne peut être que là où il traite ex professo des vérités de la Nature, et donc dans « [s]a Philosophie ». Seulement, quelle est cette « Philosophie » ? Rousset voit là une allusion à l'Éthique, hypothèse chronologiquement improbable. Faut-il y voir, plutôt, une allusion au Court traité ? Celui-ci, en effet, déduit « dès sa première ligne », il commence encore plus abruptement que l'Éthique par une démonstration de l'existence de Dieu et il en déduit ensuite, dans l'ordre dû, les vérités de la Nature, et Spinoza le termine par un avertissement engageant à ne pas le rejeter sous prétexte des « nouveautés » qu'il présente, et par une exhortation à le méditer soigneusement et longtemps. Si tel est le cas, cela suppose, à tout le moins, une rédaction déjà très avancée du Court traité, menée, pour ainsi dire, parallèlement à celle du Traité de l'amendement, ce qui tendrait à mettre en cause la chronologie de Mignini. Mais on a également formulé l'hypothèse d'une rédaction du Traité échelonnée dans le temps, Spinoza y ayant fait ultérieurement des ajouts, procédure concevable dans la mesure où il s'agissait d'une oeuvre encore en cours, restée en suspens. Cela sauverait l'idée que l'ouvrage que Spinoza a ici en tête est bien le Court traité. En ce cas, dès lors que l'on est convaincu que Spinoza évoque l'ordre qu'il a suivi non pas dans ce texte-ci, mais dans un autre, l'ajout de la négation devient superflu et même fautif. En outre, on évite ainsi de faire du § 46 une simple redite, reproduisant l'argumentation des § 43 et suivants.

15. « Idées feintes » traduit ideae fictae. Fictus, a, um est le participe passé du verbe fingere, qui veut dire « façonner », « fabriquer », « modeler », « inventer », et finalement « imaginer » et « forger de toutes pièces ». C'est du même verbe que dérivent « fiction », « fictif », etc., et c'est pourquoi j'ai choisi d'exploiter cette famille plutôt qu'une autre : « feindre » traduira donc fingere, et « fiction », fictio. Au reste, ce choix est conforme à celui du duc de Luynes traduisant en français Les Méditations métaphysiques de Descartes, avec lesquelles ce texte ne cesse de s'expliquer.

16. Les Opera posthuma donnent ici somnum, « sommeil », et les Nagelate schriften, dromen, « rêve », qui semble bien préférable. Sans doute eût-il fallu somnium plutôt que somnum.

17. Voir, au sujet de ces perceptions, la lettre 37 à Bouwmeester,
§ 4) p. 133.

18. Contrairement à l'opinion de B. Rousset (« Ces définitions de l'impossible, du nécessaire et du possible sont usuelles et n'appellent aucun commentaire », p. 272), cette définition de la chose possible me semble peu conforme à la doctrine habituelle de Spinoza. Bien plus, on peut s'interroger sur sa cohérence. Le latin dit : possibilem, cujus quidem exiilentia, ipsa sua ratura, etc. On ne peut faire comme si ce sua renvoyait à la chose, et donc au cujus qui s'y rapporte, et assimiler cette nature à l’essence de la chose, il s’agit bien ici, si l’on suit le texte, de
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la nature de l'existence de la chose. Comment l'existence d'une chose, de par sa nature même, peut-elle impliquer ou ne pas impliquer contradiction à ce que la chose existe ou n'existe pas ? N'attendrait-on pas plutôt « essence » à la place d'« existence » ? (Les Nagelate schriften, du reste, donnent wezentijkeit, que François Halma, dans son Grand Dictionnaire — voir la lettre 19, n. I 1, p. 1090 —, rend par « essence, existence, réalité », et wezentijk par « essentiel, réel ».) Et puis « nature » ne suffirait-il pas, comme dans les deux définitions précédentes ? Car qu'est-ce que la « nature » de l'existence d'une chose ? Il n'est pas interdit de penser que cette définition du possible présente encore, dans l'esprit de Spinoza, de réelles obscurités et imprécisions, que l'Éthique dissipera en distinguant soigneusement les deux aspects de la question (voir I, prop. 33, scol. 1, et IV, déf. 3 et 4).

19. Les Opera posthuma donnent : « nihil promu nos posse fingere», « nous ne pouvons absolument rien feindre du tout » (sur « feindre », voir n. 15, ci-dessus). De l'avis presque général, ce nos est dépourvu de sens. Il faut plutôt, suivant la leçon des Nagelate schriften, donner pour sujet à posse soit un eum renvoyant à Deus, soit un id renvoyant à omniscium quid. Mais le rédacteur de l'entrée « Fiction » dans l'Index des Opera posthuma en a suivi le texte à la lettre et, de ce fait, l'a compris à contresens.

20. Le latin porte ici : « cujus natura exiflere implicat», « dont la nature implique exister ». On est pourtant contraint de traduire comme si le texte était : « cujus natura implicat contradittionem, ut ea exislat», c'est-à-dire la formule utilisée à plusieurs reprises au paragraphe précédent. C'est ce que font tous les traducteurs français. Rousset, toujours philologue et scrupuleux, donne dans son commentaire au § 53 (p. 27I-272) la raison de cette traduetion : c'est qu'implicare, pris absolument, équivaut à involvere contraditionem, et que l'implicantia désigne très exactement une impossibilité logique ou ontologique. Cet usage, traditionnel chez certains scolastiques, se rencontre aussi chez Descartes : on trouvera une très bonne introduction à ce problème de lexicologie dans ses Réponses aux Secondes objections (AT IX, 118-119), où il use de la forme impersonnelle implicat et du substantif implicantia pour désigner la contradiction : « Car toute impossibilité, ou, s'il est permis de me servir ici du mot de l'École, toute implicance, consiste seulement en notre concept ou pensée, qui ne peut conjoindre les idées qui se contrarient les unes les autres. » Spinoza en use de même : on trouve à deux reprises, dans les Pensées métaphysiques, précisément à propos de la chimère, le terme d'implicantia pour signifier la contradiction et donc l'impossibilité d'exister (voir I, chap. iii, 283, et ibid., p. 285 ; voir aussi ibid., II, chap. 1, p. 294, et chap. xi, p. 322). Dans tous ces cas l'on peut affirmer qu'implicare désigne non pas une implication logique (si..., alors...), mais le contraire, non pas la nécessité d'une conséquence, mais une impossibilité, et c'est en ce sens qu'il faut entendre notre passade : la nature de la chimère n'implique pas qu'elle existe, mais implique justement qu'elle n'existe pas, elle n'enveloppe pas l'exister, elle s'y oppose. D'où la tradudion par « implique contradiction à ce qu'elle existe ».

21. Les Opera posthuma donnent : cumjam dictis, « avec ce qui précède », et les Nagelate : het vootgedachte, « avec les pensées précédentes », ce qui conduit F. Mignini à corriger dictis en fictis, suivi par M. Beyssade, qui donne : « avec les fictions précédentes ».
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22. Il s'agit des questions ou problèmes que se posent et discutent entre eux lettrés et savants dans les universités et dans la république des lettres. La correspondance de Spinoza en donne d'abondants exemples.

23. Tel est bien le texte, mais on attendrait plutôt « à partir de la norme d'une idée vraie que l'on a ».

24. Adaequat, du verbe adaequare, qui veut dire « être égal », «égaler». Etonnamment, ni Appuhn, ni Curley, ni Rousset, ni Dominguez ne se risquent à traduire par « être adéquat », alors que quelques lignes plus bas surviennent les concepts d'idées « adéquates » et « inadéquates » dont sont données des définitions très importantes. Sans doute est-ce de peur que ne se perde l'idée d'égalité contenue dans le verbe et que confirme la dernière partie de la phrase. Et en effet Rousset donne « égale », Dominguez « coincide con », Curley, moins précisément, « matches». (Liant à Appuhn, il modifie la phrase : « Ce que ces pensées contiennent d'affirmation atteint, sans les dépasser, les limites du concept. »

25 . Fabulam amatoriam.

26. Aliquod automa spirituale. L'idée ici exprimée a suscité nombre de commentaires, et d'autant plus que sa formulation présente deux étrangetés : automa, attesté également par les Nagelate scheen, n'existe pas en latin (on attendrait automaton), et spirituale est une rareté dans le lexique de Spinoza. C'est en cet étrange assemblage qu'il fait ici consister son originalité, en quelque sorte sa découverte : l'âme (anima) agit selon des lois précises. En quoi s'annonce évidemment la IIe partie de l'Éthique, donc aussi la IIIe, et ainsi de suite.

27. « Spécial » se distingue de « général » comme l'espèce se distingue du genre.

28. Experimenta. Sur ce mot, voir n. 6, ci-dessus.

29. B. Rousset, dans son commentaire (p. 405), note que « cette phrase est la plus célèbre dans l'histoire philologique des textes de Spinoza, et l'une des plus discutées dans l'histoire philosophique de l'interprétation du spinozisme ». On se reportera à son ouvrage pour un exposé complet des données du problème et des solutions textuelles proposées. J'ai quant à moi, après avoir longtemps balancé, suivi à la lettre le texte des Opera posthuma (Nam ex nullo fundamento cogitationes no Irae terminari queunt), et rejeté la version des Nagelate (qui traduisent comme si le latin était : Ex nullo alio fundamento cogitationes noflrae determinari queunt), ainsi que la sux -Stion d'Ewald (nequeunt au lieu de queunt). Justifier pleinement ce choix exigerait de longs développements. Je me bornerai à dire ce que je crois comprendre avec certitude : ce que nous voulons, c'est nous mettre en quête de la chose première entre toutes, et donc, y diriger nos pensées (§ 105) ; il faut donc que nos pensées aillent jusqu'à elle ; mais pour qu'elles aillent jusqu'à elle, pour qu'elles y parviennent, il faut un fondement (§ 105) ; en effet, « à partir d'aucun fondement [ex nullo fundamento] nos pensées peuvent se terminer », s'interrompre, alors que (nous le savons déjà, souvenons-nous-en) il nous suffit d'avoir une idée vraie pour en déduire interminablement d'autres idées vraies, sans aucune interruption (§ 104). Il faut donc un fondement ; mais lequel ? Paradoxalement, cette première idée vraie ne peut être l'idée de Dieu, dont pourtant il a été dit qu'il faut en partir pour en déduire toutes les vérités de la Nature, puisque ce que nous cherchons, c'est justement à parvenir à cette idée, a diriger nos pensées vers elle et vers tout ce qui peut s'en déduire. Or la 
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méthode est la connaissance réflexive, c'est-à-dire l'idée d'idée : de quelle idée d'idée faut-il donc partir, qui dirige nos pensées jusqu'à l’idée de Dieu ? Le seul moyen de parvenir à la connaissance ou idée de Dieu sera de partir non de Dieu, mais du connaître même, de connaître le connaitre, d'avoir « la connaissance de ce qui constitue la forme de la vérité, et la connaissance de l’intellect, de ses propriétés et de ses forces » (§ 105), fondement apparemment double mais en réalité unique, dont le premier versant (la forme de la vérité) a été largement abordé dans ce qui précède, mais dont le deuxième versant demeure encore inexploré ; c'est à quoi doit être justement consacrée la suite du Traité : pour connaitre l’intellect et ses forces, il faut en donner la définition (§ 106) ; on tirera cette définition des propriétés de l’intellect qui sont perçues clairement et distinctement (§ 107), et qui sont énumérées au § 108 ; enfin, à partir d'elles, on devrait parvenir à apprendre la nature ou essence de la pensée, et donc aussi de l’intellect. On le devrait, et c'est là justement que le Traité tourne court : mais si le fondement se dérobe, finalement, à la pensée, n'est-il pas bien naturel que le bonheur de la déduction se voie interrompu ? C'est justement ce que disait le § 104.

30. Ici encore, à la différence de Gebhardt, j'ai suivi à la lettre le texte des Opera poshuma (tum quantitatem determinat), qui me semble donner un sens satisfaisant.

31. Sub quadam *speciae aeternitatis. On sait toute l'importance que revêtira cette idée dans l'Éthique.

32. Relinqua desiderantur. Non pas seulement « le reste manque », mais aussi « on regrette son absence ». A propos du desiderium, voir Éth., III, n. 37, p. 751. 

relevés DT

mystique 

qu'aussi longtemps
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que l'esprit retournait ces pensées, aussi longtemps il se trouvait détourné de ces choses-là et pensait sérieusement au nouveau genre de vie, ce qui me fut d'un grand soulagement. Car je voyais que ces maux ne sont pas d'une condition telle qu'ils se refusent à céder aux remèdes. Et quoique ces intervalles, au début, fussent rares et ne durassent que très peu de temps, une fois pourtant que le vrai bien se fut fait de plus en plus connaître de moi, ces intervalles furent plus fréquents et plus longs

vers l’Unité

 [16] Mais ce qu'il faut faire avant tout, c'est excogiter/5 une manière de soigner l'intellect, et, pour autant qu'on le peut, au début, de le corriger, pour qu'il comprenne heureusement les choses sans erreur et au mieux. D'où chacun pourra déjà voir que je veux diriger toutes les sciences vers une seule fin** et un seul but, à savoir parvenir à la suprême perfection humaine que nous avons dite ; et ainsi, tout ce qui, dans les sciences, ne nous fait en rien avancer vers notre fin sera à rejeter comme inutile; c'est-à-dire, en un mot, que toutes nos opérations, en même temps que toutes nos pensées, doivent être dirigées vers cette fin. 

 



fin et table



Table des matières

Spinoza 3

Traité de l'amendement de l'intellect 3

AVERTISSEMENT AU LECTEUR 4

NOTICE 45

NOTES 49

relevés DT 59

fin et table 60




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